« Je donnerais tous les poètes pour Emily Dickinson. »
Emil Cioran, Cahier 25
« La porte de la poésie n’a ni clé ni verrou :
elle se défend par sa qualité d’incandescence. »
Aldo Pellegrini, Poésie = Poésie
Née en 1830 à Amherst dans le Massachussetts, Emily Dickinson est une poète américaine. Son œuvre, aussi restreinte qu’admirable, est composée de 1800 poèmes dont elle n’aura publié de son vivant qu’une dizaine. De son œuvre, nous pourrions en rapporter chaque vers à sa propre définition de la poésie — sans qu’aucun ne défaille à l’appel : « Si je lis un livre et qu’il rend tout mon corps si froid qu’aucun feu ne peut le réchauffer, je sais que cela, c’est de la poésie. Si j’ai la sensation physique qu’on m’a enlevé le sommet du crâne, je sais que cela, c’est de la poésie. Ce sont pour moi les seuls moyens de la reconnaître. Y en a-t-il d’autres ? ».
Contre la fièvre de notre temps, louons dès maintenant les pèlerins qui ravirent au monde une parole étrangère à tous les tapages. Louons dès maintenant les ravisseurs du feu. Louons les reclus, les poètes privés qui attelèrentle « Refuge » à l’échelle du Salut. Louons et préservons ces tributaires de l’Absolu qui pratiquèrent la poésie comme Saint-Jérôme : le dos tourné, le dos ployé sous la lectio divina. Assurément et sans l’ombre d’un doute, Emily Dickinson siège parmi ceux-ci et non parmi les autres. Assurément ses poèmes seront pour nous des « Voix dans les Travées ».
Mais avant même d’être une lecture Emily Dickinson est une présence — et pour peu que l’on écoute son visage, on lira dans l’obsidienne de ses yeux l’alacrité du feu. La seule photographie dont nous disposons, issue du daguerréotype qu’elle donna à son Amherst College, appartient à ces souverains portraits Florentins où l’œil de chaque sujet à valeur de chant, de claire musique de l’âme dessillée par la fureur du destin. « Oses-tu voir une Âme en “Incandescence” » nous demandait-elle — et c’est précisément cette question qui possède son pavot de pupille. Fixons son regard dans son évidence et ses mille nuits traversées nous apparaîtront telles qu’elles sont : inépuisables. Mais d’une œillade l’autre la Brisante nous regarde davantage que nous la regardons ; et ses yeux se révèle captifsd’autres nuits, émergeantes sous les traits d’invisibles teintures de flammes, de corridors jonchés de cairns « De Bronze — de Braise ». En réalité, de son portrait il en va comme de ses poèmes : térébrants, ils creusent en nos fovéas sèches une faille sans recouvrement possible. De l’œil à l’âme, à la poursuite du « Fini — doté / De l’Infini — »
Mais alors, dans le cadastre froid d’un temps à la merci de l’utilité comme d’autres le furent à la barbarie, à quel impérieux besoin répond la lecture d’Emily Dickinson ? À cette nécessaire splendeur d’effroi a-t-on dit pour commencer. Nous déplions le diptyque et le poème ne cesse de s’insuffler — fuyant toujours pour se langer en son abîme, comme pris en délit d’éternité. Puis, l’œil cloué, nous effleurons l’écorce de cette beauté délicatement terrible — dont seule la grâce légère, tout juste appointée et pourtant foudroyante, de la pieuse main qui scella la paupière et le poème nous en donne la saveur maxima. Car la beauté déployée par la poésie de Dickinson n’est semblable qu’à celle-ci et à aucune autre. Aussi rare qu’éprouvante, elle ne supporte ni l’usage ni le prédicat — elle n’est que pure épreuve. Plus intime qu’un « regard d’Agonie », plus féroce qu’une flame expirante. Une fleur de sang, une rose d’âme — une lame fondatrice. Et toujours demeure, au fond de son air cinglant, la cicatrice d’une douleur — transfigurée et nécessairement secrète.
« Il faut un Malheur —
Sinon un deuil
pour plier l’oeil
À la beauté — » (1858-1865)
« La Beauté m’assiège à en mourir.
Beauté ait pitié de moi
Mais si j’expire aujourd’hui
Que ce soit en vue de toi. » (Quatrains)
Cette question du poids vivant de la beauté chez Dickinson en appelle une autre : qui se tient là, au centre de ses poèmes ? Une douleur, une frontière — un roi ? Nulle question ici de borner ce palladium à une quelconque idée. Laissons ici ce mirage critique et ajustons le modeste cycle de nos paupières à la mesure pourpre de sa parole : du battement de son aile naîtra peut-être le nom dont procède chacune de ses « Gouttes impériales ». Semblable à la démarche du Veilleur en partance sur les rives du poème, et ne guettant rien d’autre que la forme contrainte dont la Parole se pare pour mieux se révéler. Puisqu’il en va toujours ainsi : derrière chaque vers du grand poète nous cherchons l’étoile distante, soustraite aux galaxies communes du langage — dont l’absolue magnitude irrigue chaque mot, chaque syllabe, chaque silence.
Incandescence, qui es-tu ?
« Et donc, en Revenante je me sens,
Avec d’étranges secrets de frontière à révéler.
Marin, longeant des rives inconnues —
Pâle Reporter, échappé des portes terribles
Avant les Scellés. » (1858-1865)
Là où elle nous emmène, l’œuvre erratique de Dickinson trouve son unique loi en son incandescence nous a-t-on dit. Mais l’intraitable Veilleur demande : Incandescence, qui es-tu ? à quelle nuit s’ouvre ta parole ? Et l’incandescence se tait — et de la blanche plénitude de son silence ignée naît la blessure qui ouvre l’écriture à son corps de feu. Racine, fleur et flamme — ou, selon les termes de Dickinson : Danse, Clarté, Éternité.
L’incandescence, voyons-la tout autant dans la torche de Foi soutenue par l’Orant que dans la danse circulaire de la phalène autour de la lampe. Semblable à la rose de feu dans le grand souffle, à ce « havre de grâce » où fut dépoé le lys noir de Gerard Mandley Hopkins. En poésie, davantage qu’une parole apothéosée, pour reprendre le mot de Baudelaire, l’incandescence n’est que l’autre nom du saut dans la Parole qui ouvre le poème à ce qu’il n’a jamais pu dire. Là où la gravité du poème ne répond qu’à l’astre massif de sa « Céleste Blessure ».
Lisant Dickinson nous pensons inévitablement à William Turner. Et, bien que les portes de la peinture ne se laissent forcer, tous deux nous disent de cueillir chaque grain de la toile comme autant d’épines de lumières. D’un poème l’autre nous repensons ainsi aux méridiens occis de Turner qui brodent l’échelle thaborique de l’aurore — à ses impassibles « Midis sans degrés » qui se jettent dans la main de l’azur en fusion. Des rubans d’or parcourent la toile d’un bout à l’autre et se brisent entre ciel et terre — à la jointure du fini et de l’infini. Ainsi Turner dresse l’incandescence et ses couteaux aiguisés sur l’inouï. Ainsi la poésie de Dickinson se lève à l’orée de ces terres — et danse ses pas à seuil d’épiphanie : « Aurora is the effort / Of the Celestial Face ».
Et si le grain d’effulgence de ses poèmes demeure en cet inventaire lumineux, la transversale d’un siècle de peinture ne suffirait pour en émailler le germe. Car il fut aussi suprême qu’ondoyant un siècle plus tard, sous le pinceau de Georgia O’keeffe, l’une de ses plus impardonnables lectrices. Depuis ses surréels ossements — des projections parfaitement mesurées de l’impondérable projetées à travers les mailles lévitantes de l’indicibles — jusqu’à ses cosmogonies érotico-florales, O’keeffe ordonna comme nulle autre la « la volupté / Jusqu’à dérégler les Synodes — ». Wilderness, Skull, Eternity selon ses tableaux —et c’est strictement ainsi et nullement autrement que se lit et se vit la poésie de Dickinson.
Ainsi abouchée à la frangée du feu, les poèmes de Dickinson s’enchâssent et se brisent au seul battement du cadran baptismal, « between Eternity and Immortality ». À celle qui ne conçoit nul autre paraclet que « l’Extase » il ne convient que la rayure de flamme — le tiret brisant comme l’éclipse — l’éclat qui rompt la poussière pour mieux l’éprouver. « Dust is the only Secret — Death, the only One ». Là où une certaine poésie classique se traine en moulures de forme, les faisceaux adamantins de Dickinson ne concèdent leurs frondaisons qu’à la parole dense — à ce Carême de la parole revenu de la plus longue attente pour servir le Verbe au plus proche de l’ineffable. De la première à la dernière perle du quatrain de Dickinson il se récite vingt-fois le rosaire du mot patiemment attendu, du mot plus sûr que la couleur distendue du fleurissant. Du mot semblable à ce tir de violoncelle de l’archer exilé : une trajectoire de l’infini décoché depuis la matrice resserrée de la solitude.
« Si Ce que nous pouvons —
Était ce que nous voulons —
Le Critère — soyons modestes —
C’est l’Absolu de la Parole —
L’Impuissance de Dire. » (1863)
Une poésie pour tous — et pour personne
« Mes bouquets sont pour les Captifs —
Yeux voilés — d’une longue attente —
Doigts empêchés de cueillir,
Patients jusqu’au Paradis —
À ceux-là, s’ils parlent tout bas
De lande et d’aurore —
Ils n’apportent pas d’autres message,
Et moi, d’autre prière. » (1858-1859)
Au plus loin qu’il soit possible d’avancer sur ces diaclases mentales, la lecture de Dickinson ne pourrait ainsi se mesurer qu’à l’adagio intérieur qui anima l’enfant dont la main effleura la dernière ruine : des zébrures du cœur, intemporelles et inclémentes Main contre main, rythme contre rythme. Une lecture dépouillée de tout — sauf de ses propres entrevisions ; par-delà le temps, par-delà la langue. Tout juste lu et ses poèmes portent sur la lettre d’âme — à peine appris et déjà scellés dans notre seconde nuit. Une lecture convulsée aussi — rendue à l’insaisissable pneuma de l’esprit.
Tel le grand retour de l’immobile périple, sa lecture nous oblige ainsi à l’impassibilité — à la constante écoute du trille de la Parole. En ce clair d’attente surgira peut-être sa mesure cristalline, aussi silencieusement brisée entre les deux termes du poème que patiemment attendue entre les deux termes du destin. Mais loin d’être innocente, cette quête de la Parole jetée sur la lisière inconnue du poème requière une sévérité, une ascèse. Non qu’il faille se perdre en atrophie pour en apprécier la teneur, mais c’est dans le rapport aride, versé dans les seuls vases du destin qu’elle se donne à lire. Épris de permanence et d’éternité, nous repêchons alors des tercets de la jarre destinale de ses poèmes — et découvrons qu’ils ne sont lisibles qu’à travers l’aubier stellaire d’une « rencontre » (Ossip Mandelstam, De l’interlocuteur). Manière de dire, dans cette région polaire où chaque vers est imposé avant même d’être lu, que seul le commensal de nos mains jointes aux siennes pourrait écouter « l’autre murmure / postérieur et prophétique ».
« S’amasser à terme, comme la Foudre
Puis, la Création blottie
Se dissoudre en majesté
Voilà — qui serait Poésie — »
« Cette étrange Croisée sur la Route de l’Être —
Son terme — Éternité » (1858-1865)
À ces promesses d’autres se raccrocheront, et peut-être celles de ce destinataire occlus, ce lecteur à venir dans la postérité — qui, dans le suspens mystique d’une lecture exhaussée, pourrait « Franchir les Grilles de l’Extase » avec Emily Dickinson pour seul péon. À ce lecteur-ci, il reviendrait d’abandonner toute rhétorique pour ouvrir sa main, frêle et hésitante sous les coups du « Rendez-vous de Clarté », à celle de ses poèmes. Et comme le signe d’une communion saisie par la Parole, sa pensée retracerait à nouveau la ligne forte entre l’obole du poème et sa terrible évidence — dont chaque mot serait devenu aussi nécessaire que persuadé.
Dès lors le poème ne serait plus cet hôte fugitif, mais le héraut revenant depuis la Parole pour nous annoncer l’étoile fleurissante de notre poussière. De silence en silence l’étoile dicta Dickinson — et nuits après nuits nous serons lus à lueur de cendres par ses poèmes. Louant et bénissant le chant cette longue traversée — présageons que ce seul motet suffira à remplir ces « Jarres — qu’une cassure de l’Univers / Ne pourrait désemplir. »
« Vision complexe —
La Clarté — aidant la Clarté —
Le Fini — doté
De l’Infini —
Convexe — et Concave Témoigne —
En arrière — vers le Temps —
Et en avant —
Vers le Dieu en Lui — » (1858-1865)
Sur notre pesante terre humaine, trop humaine, un sylvestre rai de foudre a décoché son envol : une phalène couleur de flamme, rayée d’incandescence et nommée par la nuit Emily Dickinson. Elle fut un météore inespéré ; ses poèmes seront nos asters intérieurs, épineux — dont la lecture éprouvera le fond de nos cendres pour en ouvrir durement les braises latentes ; entre parole et silence, là où poésie coïncide avec prière — là où le poème se lit jusque dans « la Mort ».
Henri Rosset
Illustration : William Turner, Le Lac, Petworth, 1828