Emma Doude Van Troostwijk signe un magnifique premier roman, d’une simplicité déconcertante, aux Éditions de Minuit en cette rentrée littéraire de janvier. Le titre, Ceux qui appartiennent au jour, est déjà lui-même un condensé de cette écriture serrée, juste, qui trouve sa voix. 

Emma Doude Van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour
Emma Doude Van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour

Ceux qui appartiennent au jour raconte, en une succession de courts textes – comme des tableaux ou comme des petits poèmes en prose – l’histoire d’une famille de pasteurs, dans un presbytère en France. Autobiographie ? roman ? Impossible de répondre clairement à cette question et c’est précisément ce flou que le récit met en scène : l’intrigue se passe en France, mais on ne sait pas exactement où, on ne sait peut-être pas même quelle est l’intrigue. On suit simplement une famille, composée de la narratrice, son frère Nicolaas, ses parents, Papa et Mama, et ses grands-parents, Opa et Oma. Nicolaas est en train de devenir pasteur, et va bientôt prendre ses fonctions, succédant à son père lui aussi pasteur. 

La vie sur un fil, la vie chaque jour

Chaque texte retrace un souvenir ou un moment passé en famille, comme des petites scènes qui, mises bout à bout, plongent le lecteur à son tour dans la famille, le fait devenir un témoin de la vie dans le presbytère : « Mama fait de la flûte dans la salle paroissiale. À toi la gloire version jazz qui résonne dans le grand cube blanc. Je siffle. Le chien vient se coller à mes jambes. On grimpe le chemin qui sépare le Presbytère du reste du village. Je connais la balade par cœur. »

L’écriture d’Emma Doude Van Troostwijk rappelle l’écriture plate d’Annie Ernaux, mais ici cette platitude est comme remplie de lumière, d’espoir, entre les lignes du textes.

Dans ce récit d’une vie de famille, la chronologie est incertaine, comme accidentée, et met ainsi en scène les défauts de la mémoire. Opa perd la mémoire, de même que Papa, et la narratrice tente de sauver le récit, de sauver la mémoire en écrivant cette vie. Des objets du quotidien s’insèrent dans le texte comme un stylo plume Lamy, des céréales Kellog’s – le réel perce ce récit à la simplicité brute, franche, sincère. L’écriture d’Emma Doude Van Troostwijk rappelle l’écriture plate d’Annie Ernaux, mais ici cette platitude est comme remplie de lumière, d’espoir, entre les lignes du textes.

« Au repas, on ne bouge pas. Nous cinq sur cinq chaises bancales autour de la table en bois tressée bancale, la tête absorbée par le plat en dessous. Coquillettes, jambon, ketchup engloutis à la cuillère collante du repas de la veille. Au mur, l’horloge indique dix-neuf heures depuis dix-neuf ans. Quelqu’un veut du dessert ? Le Flanby tremble dans l’assiette quand je soulève la languette. Je lèche le caramel. »

Le récit lui-même « appartient au jour », il ne tient plus qu’à un fil, mais c’est ce fil lumineux qui précisément permet de recoudre les souvenirs, de faire tenir ensemble cette famille. L’autrice le confie elle-même « Je voulais raconter ça, l’histoire d’une famille de pasteurs qui perd la mémoire. Traiter d’un drame, avec le plus de lumière possible ». Le drame serait d’arrêter de se souvenir et d’arrêter de se raconter des histoires : « Nicolaas reprend son souffle. À quoi ça sert que je devienne pasteur si plus personne. Papa dit, si plus personne ne se souvient ? Je réplique, bah regarde Papa et Opa, ils ne se rappellent de rien mais ils existent et c’est chouette quand même. Papa me donne un coup de coude. Nicolaas rit. Mama se lève. Par-dessus son épaule, sa voix résonne, un pasteur, ça sert à garder les histoires vivantes Nicolaas, c’est déjà bien, raconter des histoires. »

Entendre le silence

Le silence, douloureux à entendre est ainsi celui de la perte de mémoire. Le texte est traversé par ces silences, une étrange absence.

Le silence, douloureux à entendre est ainsi celui de la perte de mémoire. Le texte est traversé par ces silences, une étrange absence. On sent un drame poindre, mais on ne sait pas exactement lequel : c’est peut-être simplement la disparition de la mémoire, l’arrêt du récit. Pour pallier ce drame, Emma Doude Van Troostwijk écrit entre deux langues, le français et le néerlandais. Cette langue qui nous est étrangère s’immisce parfois dans le texte et rend le travail de l’écriture audible, sensible. En effet, en insérant des mots et expressions néerlandaises, la jeune autrice fait résonner son texte plus fort, chaque choix de mot fait sens, a été découpé délicatement, précieusement. 

« En français ils perdent la tête. En néerlandais ils perdent le chemin. Ze zijn de weg kwijt. » 

« En français ils ne tiennent qu’à un fil. En néerlandais ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag. » 

Pourtant, ce qui surprend aussi c’est la simplicité des mots, la simplicité des phrases, qui vont droit au but. Courtes, s’enchaînant rapidement, les phrases de ce roman réussissent, dans une condensation presque extrême, à créer des images, à faire apparaître le presbytère pour en offrir l’expérience. Créer des images par le récit, garder vivante l’histoire de cette famille, faire entendre le silence du quotidien, du drame de l’existence banale, tranquille, c’est le pari que tente et réussit l’écriture d’Emma Doude Van Troostwijk. « Lorsqu’enfin on se calme un peu, Nicolaas se tourne vers moi et dit, est-ce que toi aussi ça t’arrive de te rappeler de souvenirs qui n’existent pas ? ».

  • Emma Doude Van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour, Editions de Minuit, janvier 2024.

Crédit photo : Emma Doude van Troostwijk © Mathieu Zazzo