Il n’est sans doute pas de programmation parallèle plus audacieuse que la Sélection Suisse en Avignon, qui fait rayonner au Festival la vitalité de la création contemporaine helvétique. Danse, performance, théâtre, immersion : les différentes propositions sont autant d’expériences uniques qui témoignent d’une pratique avant-gardiste et exploratoire. Zone Critique revient sur L’œil nu, performance cosmique et intime chorégraphiée par Maud Blandel pour le Festival d’Avignon IN, et sur Cécile, une rencontre hors-norme orchestrée par Marion Duval programmée à la Chartreuse, suivi d’un entretien avec les trois créatrices de Kit de survie en territoire masculiniste.
Maud Blandel : l’œil et le corps
Des tréfonds de l’univers au cloître du cimetière de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, il n’y a qu’un pas. Dans l’espace de ce pas, dans ce déséquilibre du corps qui entraîne le mouvement, il y a un souvenir qui est un son. Ce souvenir c’est le « little bang » d’un père qui se tire deux balles dans le cœur, et qui parvient à travers le mur à l’oreille de l’enfant qui regarde les dessins animés. Et cette enfant, c’est Maud Blandel, chorégraphe franco-suisse invitée au programme de cette 77ème édition du festival. Quelque part entre l’intime et le cosmique, dans l’enclos du cloître et sous le champ nocturne des étoiles, il y a L’œil nu, pièce pour six danseur.ses mus par des forces physiques et psychologiques — forme d’exploration poétique des encyclies de ces détonations, rapprochées par analogie du phénomène des pulsars.
Quand une étoile meurt, son cœur explose, mais les pulsars, fréquences lumineuses, qu’elle continue d’émettre nous parviennent, comme des échos de cette déflagration à travers l’espace-temps. A partir de la constellation formée par un jeu de pétanque métaphysique, les interprètes évoluent ainsi en formation d’étoiles ou en ballet de particules subatomiques, que les fils invisibles de la gravitation maintiennent dans un va-et-vient fluide et précaire. Les révolutions changent et varient telles les variations d’un récit mémoriel que l’esprit modifie à chaque itération. Ces orbites s’accomplissent au son déformé d’un sample des Looney tunes, rémanence du traumatisme, par lequel l’image du fusil de chasse vient hanter l’hypnotisant ballet. Fusil qui fait son apparition dans les mouvements au fur et à mesure que la violence du souvenir resurgit des profondeurs de la mémoire, et qui trouble la pièce d’une conflictualité orageuse.
L’œil nu n’est que peu écrit : Maud Blandel ne parle pas de gestes, mais d’élans, par lesquels le corps humain retrouve l’inconsciente trajectoire du corps céleste. Leur partition, unique chaque soir, est un miroir vivant de la voûte. Elle articule sur le plateau les plans du cosmos, du souvenir personnel, et de la communauté, puisque les danseur.se.s dessinent un monde de liens invisibles et d’écoute collective partagé avec le public installé en trifrontal comme pour enclore ce mouvement. Loin d’être une image éthérée ou abstraite, L’œil nu investit la physicalité de la matière, donnant corps à des phénomènes d’ordre spirituel ou astrophysiques.
Ce qui advient au final se teinte des vers projetés de T.S.Eliot, ceux de « The Hollow Men » qui décrivent l’absence des yeux et l’étonnamment minuscule bruit de la fin du monde. Une ouverture poétique à la fois mélancolique et contemplative, qui achève de faire de L’œil nu une expérience globale, un pont jeté entre le silence des espaces infinis et l’incompréhension de la mort, une mise en orbite collective et envoûtante.
- L’œil nu, chorégraphie et mise en scène de Maud Blandel, avec Karine Dahouindji, Maya Masse, Tilouna Morel, Ana Teresa Pereira, Romane Peytavin et Simon Ramseier, cloître du cimetière de la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, du 10 au 16 juillet à 22h
Cécile, une rencontre hors-norme aux marges du théâtre
C’est LA découverte de cette Sélection Suisse et de ce Festival d’Avignon. Avec Cécile, Marion Duval dynamite le cadre de la représentation, pour nous offrir des instants de vie pure. Ce qu’elle nous propose, c’est une véritable rencontre avec son amie, Cécile Laporte. Face à nous au début du spectacle, elle nous introduit l’idée : il s’agit de prendre vraiment le temps de faire connaissance avec cette personne qu’elle aime beaucoup, et dont elle veut nous partager l’amitié. L’intéressée, elle, assise sur un tabouret, est alors invitée par la metteuse en scène (par le truchement d’un écran) à raconter des anecdotes de sa vie. Dis comme cela, il vous semblera peut-être qu’il n’y a pas grand intérêt à écouter quelqu’un simplement « raconter sa vie ». C’est pourtant tout l’inverse.
Car Cécile est une femme extra-ordinaire, à la personnalité exubérante et attachante. Les expériences qu’elle nous partage, les confidences qu’elle nous fait et les particularités qu’elle nous révèle, dessinent devant nous une vie multiple, faite de rébellions, de désir, et d’amour – de folie aussi. Avec une bonne dose d’humour, sans éviter le mauvais goût ni le trash, et maniant également l’auto-dérision, Cécile nous emmène pêle-mêle dans l’activisme porno-écolo, en hôpital psychiatrique, à un concert de Bob Marley et dans foule d’autres lieux d’expériences inouïes et rocambolesques qu’elle rejoue sous nos yeux écarquillés et nos rires incrédules. Hallucinée et hallucinante, elle nous rassure : « On dirait que j’ai pris des trucs, mais non ! »
Le spectacle passionne autant par ce qu’elle raconte que par la manière dont elle fait récit : naturellement, comme quelqu’un qui vous rapporterait, au cours d’une conversation en soirée, une chose qu’il ou elle a vécu. Sans texte appris, c’est directement de sa mémoire qu’elle extrait les morceaux de son vécu, dans une adresse directe et franche au public qui permet de créer une incroyable complicité, entrecoupant les anecdotes d’échanges. Trublione et clownesque, elle se fout des codes et des normes dans une joie de vivre ravageuse qui explose nos attentes communes d’un spectacle ordinaire.
La mise en scène de Marion Duval n’est pas en reste, et recèle des moments de théâtre grandioses et carnavalesques qu’il vaut mieux ne pas trop dévoiler. De cette performance-stand-up-conversation-foutraque, on ressort avec la sensation étourdie d’avoir effectivement fait la connaissance d’une géniale vivante. Tout simplement hors-norme(s).
- Cécile, conception Marion Duval et Lucas Depietri, mise en scène Marion Duval, avec Cécile Laporte, Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, du 11 au 18 juillet à 15h
Entretien avec Marion Thomas, autrice et comédienne, et Maxine Reys et Audrey Bersier, du collectif Pintozor Prod., cocréatrices de Kit de survie en territoire masculiniste, une balade immersive sur sur le thème des incels (lire notre critique) :
Yannaï Plettener : Pourriez-vous décrire en quelques mots le spectacle ?
Maxine Reys : Kit de survie en territoire masculiniste, c’est une marche dans l’espace public, c’est le récit d’une femme qui s’intéresse au mouvement des incels, donc les « célibataires involontaires » sur internet, et qui essaie de comprendre pourquoi et comment ils partagent cette haine des femmes, et ce qui fait qu’ils se sentent mal dans leur corps et pourquoi certains passent aux actes violents.
YP : Pourquoi avoir choisi cette forme, une balade immersive avec des casques dans l’espace public, pour traiter de ce sujet-là ?
Audrey Bersier : On a choisi de faire une performance sonore, ou marche sonore, parce qu’on aime bien que le casque permette de s’isoler – on est isolé des bruits ambiants et également des autres personnes, on est un peu dans sa bulle. Mais on fait quand même groupe, comme tout le monde entend la même chose et qu’on marche ensemble. L’idée de la marche, c’était de pouvoir expérimenter également corporellement et au niveau des sens, comme ça parle aussi de l’expérience d’une femme qui marche dans la rue. C’est donc aussi une manière de se mettre à la place de la personne qui parle. La marche active peut-être d’autres réflexions ou sensations que si on l’entendait dans une salle de spectacle.
MR : Il y a l’idée aussi de processer toute cette violence que tu te prends dans les oreilles, et qui est un peu intense. Le fait de marcher permet que ça ne reste pas en toi, que ça circule.
AB : C’est thérapeutique.
YP : Marion Thomas, vous êtes à la fois l’autrice du texte et vous faites la voix de la performance. C’est une enquête que vous avez mené personnellement avant même de vouloir en faire quelque chose de théâtral ?
Marion Thomas : Oui. J’aime beaucoup traîner sur internet, et j’aime bien les trucs bizarres. J’ai beaucoup trainé sur les forums d’incels, parce que ça me fascinait un peu, et probablement aussi parce que j’aimais bien cette sensation d’être infiltrée, en tant que femme sur ce genre de forums. Je faisais ça comme une sorte de hobby. Pas un hobby qui me prenait une heure par jour non plus, j’y allais comme ça de temps en temps, et j’y étais peu après le 23 mai 2014, qui est la date du premier attentat. A ce moment-là les incels se partageaient le manifeste et la chaîne youtube du mec qui a perpétré cet attentat sous forme de fichier ZIP, et il suffisait de demander pour l’avoir, pour garder les mots du « messie ». J’ai tout enregistré et j’ai mis ça sur un disque dur, et j’ai continué à aller sur ces forums pendant plusieurs années, jusqu’à ressortir ce matériel pour en faire une pièce.
YP : Est-ce que les réactions à la fin du spectacle sont différentes selon qu’elles viennent d’hommes ou de femmes ?
MT : De moins en moins j’ai l’impression, mais au début oui, beaucoup. Je pense que c’est certes entre les hommes et les femmes, mais particulièrement les hommes d’un certain âge. Généralement les hommes un peu plus vieux ne réagissaient pas très bien, c’est-à-dire ne se sentaient pas très concernés… Un homme pour notre premier soir à Lyon nous avait dit que pour lui ce n’était pas du tout assez violent, que les incels c’était beaucoup plus glauque que cela et qu’on n’allait pas assez à fond là-dedans.
AB : En gros, que lui n’avait pas ressenti cette violence. Peut-être parce que c’était un homme et qu’il pouvait moins s’identifier à ce qu’on avait voulu faire entendre.
MR : Il se posait aussi un peu comme « connaisseur » du mouvement incel, parce qu’il avait lu des articles dessus, etc. On a aussi quelques hommes qui sont venus qui étaient très clairement incels, qui venaient je pense par curiosité de savoir comment on parlait d’eux. Dont un qui, à la fin, bien qu’étant un peu étrange dans la communication, était plutôt chou, surpris en bien.
AB : Oui, il pensait qu’il serait énervé, et finalement il était content. Mais on avait aussi beaucoup d’hommes qui étaient vraiment très choqués et mal à l’aise d’entendre ce récit. Ils parlent souvent de malaise, ou du fait d’êrtre mal à l’aise à tel ou tel moment du récit. Les femmes nous disent moins qu’elles sont mal à l’aise ou choquées. Je ne pensais pas.
MR : Une femme, une fois à Berne, avec son amie – elles avaient 55-60 ans environ –, nous a dit : « Mais moi j’ai envie de prendre des mitraillettes et d’aller dans la rue et de tous les buter ! ». Ca on ne s’y attendait pas ! Mais dans l’ensemble effectivement les réactions sont plus ce qu’on attend. Il y a aussi beaucoup de femmes qui se confient sur leur propres expériences, dans le moment de discussion à la fin du spectacle. Même si ce n’est pas notre rôle, on peut quand même accueillir ces paroles-là.
Entretien réalisé le 9 juillet à l’issue du spectacle.
- Kit de survie en territoire masculiniste, de Marion Thomas et Pintozor Prod., La Manufacture, du 8 au 23 juillet (relâches les 12 et 19), à 18h et à 20h
Crédit photo : Cécile @Mathilda Olmi