Joe McNally vit dans un appartement, qui trône sur une tour du quartier ouvrier de New Lodge (Belfast). Avec d’autres habitants, Jolene, Sean et Angie, il y met en scène des souvenirs de son enfance, rongée par la guerre civile, qui a frappé l’Irlande du Nord de 1969 jusqu’en 1998. The Flats, documentaire multiprimé, en salle depuis le 5 février 2025, rappelle que la signature des accords de paix ne panse pas les plaies ouvertes par des siècles de domination coloniale. Rencontre avec la réalisatrice italienne Alessandra Celesia, qui rend hommage à une ville traversée tant par les fantômes que par la lumière.

Zoé Picard : En 2011, vous avez réalisé le documentaire The Bookseller of Belfast (Le Libraire de Belfast), qui porte sur le quotidien des habitants de la ville. Pourquoi revenir à ce sujet près de quinze ans plus tard ?
Alessandra Celesia : Je suis mariée avec quelqu’un qui vient de Belfast et, quand je suis arrivée en 1997, je ne voulais pas faire un film sur les Troubles, car les accords de paix allaient bientôt être signés [la guerre a pris fin le 10 avril 1998, ndlr]. Je pensais que c’était derrière nous. Des années plus tard, j’ai finalement réalisé que le traumatisme sévissait encore et que la génération qui était jeune durant la guerre civile allait disparaître. Je me suis donc dit qu’il fallait le faire.
ZP : Vous explorez l’intimité des habitants du quartier de New Lodge, en particulier de Joe, Angie et Jolene. Vous les filmez de très près et dans des cadres extrêmement personnels. De quelle manière avez-vous réalisé le casting et combien de temps a-t-il duré ?
AC : La phase de préparation a duré presque sept ans. J’y allais régulièrement et, une fois, presque pour rire, j’ai demandé à un homme du quartier : « Mais tu n’as pas quelqu’un de complètement dingue ? » Ma rencontre avec Joe est née de cette blague. J’étais si heureuse d’avoir trouvé ce protagoniste avec tant de nuances, qui n’a pas cherché à être un héros et a laissé voir cette fragilité d’enfant blessé.
Il y avait aussi quelque chose de plus grand que nature chez lui, de l’ordre du « jeu ». Je viens du théâtre, donc je le ressens assez vite et, là, c’était extraordinaire. Ensuite, j’ai cherché d’autres habitants avec des histoires intéressantes à raconter et le même niveau de « jeu » que lui. Jolene était déjà dans Le Libraire de Belfast, je savais combien elle est fabuleuse.
J’ai vu une telle folie douce chez eux que je voulais les filmer à l’aide d’un processus presque proche de celui de la fiction, pour élever le sujet, rendre sa beauté et sa poésie à cette ville frappée par la guerre et la misère sociale.
ZP : The Flats montre les différents outils à notre disposition pour guérir de ses traumatismes, tels que la thérapie et même l’humour et l’autodérision. Vous demandez à Joe de reconstituer et de mettre en scène la cérémonie funéraire de son oncle Coke, tué en 1975, à 17 ans, par le groupe loyaliste des Shankill Butchers (Bouchers de Shankill). Selon vous, qui êtes également metteuse en scène de théâtre et comédienne, la pratique artistique aide-t-elle à se soigner ?
AC : Je le pense. Autant pour la personne devant la caméra que pour celle qui est derrière ! C’est une manière de se guérir quand on ne peut pas faire autrement, de regarder le monde sans avoir trop mal. Joe voulait que l’histoire de son oncle revive à travers le film, donc j ’ai acheté un cercueil et je lui ai demandé s’il voulait reconstituer la cérémonie funéraire en l’honneur de Coke. Il s’en est tout de suite emparé, il est devenu le metteur en scène. Je n’aurais pas pu l’y emmener si lui n’en avait pas réellement eu envie, s’il ne s’était pas approché de cette zone d’exploration.
“Je ne pense pas que les films soignent et changent fondamentalement nos vies, mais ils font une légère différence en créant une aventure.”
Toutefois, je ne pense pas que les films soignent et changent fondamentalement nos vies, mais ils font une légère différence en créant une aventure. Dans notre cas, elle était collective, car tout le quartier s’est impliqué dans cette reconstitution ! Ça nous a fait un bien fou, même si nous avons traversé de grandes crises, car ces processus ont fait ressurgir des émotions puissantes. Mais Rita, une conseillère qui travaille pour une association de prévention du suicide et qui mène un suivi psychologique auprès de Joe, était là pour les accompagner.
J’ai réalisé un film qui s’appelle La Mécanique des choses (2023) et qui porte sur un traumatisme très personnel que j’ai vécu. Avec ce projet, j’ai engagé une descente psychologique significative grâce à laquelle j’ai soigné quelque chose. Je crois que, si je n’avais pas réalisé La Mécanique des choses, j’aurais été incapable de les aider pour The Flats.
ZP : Vous utilisez des images d’archives, notamment de feux de joie et de manifestations, véritables effractions dans le présent du documentaire, qui montrent l’intrication entre le passé et notre époque actuelle. D’où viennent ces images et pourquoi avoir utilisé des filtres bleus ?
AC : La plupart d’entre elles viennent de la RTBF [Radio Télévision Belge de la Communauté française, ndlr], même si on a aussi utilisé quelques matériaux de la BBC. Au départ, je ne voulais pas utiliser d’archives et c’est le monteur qui me l’a proposé lors du montage. Il sentait que nous devions montrer cette violence. Il souhaitait aussi qu’on utilise ce filtre bleu afin que ces images ne soient pas explicatives, mais qu’elles deviennent des outils poétiques de remémoration, pour qu’elles aient un statut de...