Zone Critique poursuit l’étude de Pétrole, roman inachevé longtemps resté dans l’ombre de la fin de vie tragique de Pasolini. René de Ceccatty, traducteur de l’écrivain et de chefs d’œuvres de la littérature italienne (entre autres de Dante, Leopardi ou encore Moravia) répond à nos questions sur l’aventure singulière qu’a connu ce livre depuis sa rédaction.
Quel regard portez-vous sur la longue période, de près de deux décennies, qui a précédé la première publication de Pétrole ?
Tout d’abord, il faut rappeler que l’existence de ce manuscrit était connue quand Pasolini est mort, en novembre 1975.
Graziella Chiarcossi, petite-nièce de Pasolini et légataire de son œuvre, a tardé, pour beaucoup de raisons, à publier ce texte… Entre autres, devant le problème que posait l’assassinat de Pasolini. Parmi les différentes hypothèses qui avaient été émises autour de sa mort, on commençait à parler du vol d’un chapitre essentiel de Pétrole, Éclairs sur l’ENI (qui devait intégrer des révélations sur la corruption des pouvoirs politiques et économiques italiens). Graziella, qui niait la réalité de ce vol, s’est donc longtemps questionnée sur l’intérêt de publier ce livre qui ne pouvait que ranimer la polémique autour de ce drame et du procès qui l’avait suivi.
Entre-temps, j’avais déjà commencé à travailler sur l’œuvre de Pasolini, et à traduire ses livres, dès le début des années 1980. Et parmi mes connaissances dans l’entourage de Pasolini, l’écrivain Alberto Moravia, dont j’étais également traducteur, m’avait parlé de Pétrole car il était à l’époque l’un des rares à avoir pu le lire. Je connaissais donc bien l’existence de ce manuscrit.
Quand Pétrole est sorti en Italie en 1992, je dois dire que j’ai été effrayé par la taille du manuscrit, et par le fait que le livre était très peu annoté, quoique reproduit avec un grand respect philologique… Pour prendre un exemple, je savais qu’il y avait des chapitres entiers inspirés des Possédés de Dostoïevski, mais je ne me doutais pas que Pasolini les avait reproduits, en se contentant de changer les noms des personnages. Il avait laissé le manuscrit dans un état de grande ambiguïté sur ses intentions finales… J’ai donc traduit la totalité du roman, et mon travail de recherche s’est précisé ensuite, dans une deuxième édition annotée (parue en 2006), puis enfin une troisième publiée en 2022 et qui intègre des chapitres inédits, initialement mis de côté par Pasolini et donc par les premiers éditeurs italiens.
Les chapitres sont numérotés, avec quelques erreurs de numérotation, et j’ai voulu respecter l’intégrité du texte, jusqu’à ses « erreurs » qui n’étaient d’ailleurs pas toujours involontaires.
Dans votre récent livre Avec Pier Paolo Pasolini (Editions du Rocher, 2022), on retrouve l’article que vous aviez publié sur Pétrole en marge de votre première traduction, où vous défendez ce livre face à une critique italienne et française visiblement hostile…
Pétrole est un texte complexe et inachevé, c’est vrai, mais Pasolini le rattachait clairement au Satiricon de Pétrone, un livre qui lui-même est fragmentaire. C’était l’idée de Pasolini, de présenter une œuvre non pas expérimentale, mais en tout cas in progress. Cela faisait partie du projet, et le publier tel quel ne pouvait pas trahir la volonté de Pasolini.
Pourtant, quand le livre est sorti, la critique a été assez négative, en France comme en Italie. Beaucoup pensaient que c’était un fond de tiroir, un objet complètement inachevé qui ne pouvait pas servir l’image de Pasolini. Moravia lui-même, bien avant la publication, doutait déjà de l’intérêt de Pétrole, peut-être agacé par le projet novateur de Pasolini qui souhaitait faire éclater le roman, alors qu’il avait lui-même écrit un roman très novateur, très expérimental, qui est L’ennui, où se posait déjà le problème du roman réflexif, du roman en train de s’écrire…
Mais peu à peu, à mesure que la vérité s’est faite à propos du procès sur son assassinat et que les « prophéties », économiques et politiques, de Pasolini se sont avérées, le regard a changé. Pasolini avait prédit comment allait évoluer l’Italie, l’Europe et le monde entier, vers la globalisation : ce qu’il appelle l’homologation. Il a écrit tout ça avant Internet, il prévoyait déjà cet abaissement de la culture, et bien sûr l’histoire contemporaine de l’Italie, annoncée dans Pétrole. Aujourd’hui, le livre est considéré comme un livre majeur de la littérature italienne.
Dans quel contexte de la vie de Pasolini la rédaction de Pétrole a pris place ?
En tant qu’italien, Pasolini a été aux premières loges, comme témoin et comme cible des acteurs des années de plomb, et de tous les événements sombres de l’Italie des années 60-70. On peut citer bien sûr l’assassinat d’Enrico Mattei, en 1962, qui est l’objet même du livre. Puis arrive l’attentat de la Piazza Fontana de Milan, le 12 décembre 1969, mais également la tentative de coup d’Etat Borghese du 7-8 décembre 1970 et l’attentat du train Italicus Express près de Bologne, du 4 août 1974… À toute cette succession d’événements dramatiques, Pasolini a consacré beaucoup d’analyses en étant persuadé que les véritables commanditaires étaient non seulement l’extrême droite, mais le gouvernement lui-même et non pas les gauchistes. Pour cette raison il était progressivement devenu très impopulaire auprès du pouvoir démocrate chrétien. Un ennemi de la classe politique italienne donc, mais il était également peu aimé d’une certaine gauche (notamment au moment des mouvements étudiants de mai 1968), car il n’a jamais été dans les rails, pas même ceux du parti communiste italien que pourtant il ne reniait pas. Il n’était pas consensuel, et ne voulait pas l’être.
Pasolini passait donc une quantité très importante de son temps à écrire pour les journaux, en tant qu’observateur politique, mais également critique littéraire. La rédaction de Pétrole est d’ailleurs intimement liée à cette activité. Dans Descriptions de descriptions (recueil de textes critiques de l’écrivain écrits entre 1972 et 1975, dont les éditions Manifeste! ont publié ma traduction augmentée), on retrouve tout un corpus littéraire, anthropologique, cité dans Pétrole, avec des analyses très complète des formalistes russes, de Dostoïevski, mais également de La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert… De nombreuses analyses qui nourrissent Pétrole et donnent en retour un éclairage fabuleux sur le choix de ces références. Ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’il écrivait ses articles alors qu’il était en train de tourner en même temps, partout où il se trouvait, sur le tournage des Mille et une Nuits par exemple, en plein Yémen…
Pour revenir sur le contexte personnel qui entoure la rédaction de Pétrole, contexte dramatique, il faut mentionner la fin de sa relation avec Ninetto Davoli, son jeune compagnon. Et il y a eu enfin son abjuration de sa Trilogie de la vie, ces trois films devant lesquelsIl eut finalement le sentiment, alors qu’il faisait des films sur la liberté sexuelle, qu’il avait rejoint le courant majeur faisant de la sexualité un objet de consommation, un objet hédoniste.
Pasolini savait l’effet qu’il pouvait produire, mais en était-il également victime ? Il n’avait pas prévu qu’il ait un tel impact, par le cinéma surtout… C’était un cinéaste au départ marginal, qui a changé de statut pour devenir un cinéaste majeur, et enfin grand public. Il eut sûrement l’impression d’être pris au piège d’un malentendu profond.
Dans ce cadre, Pétrole signait-il un retour à la littérature face à de possibles impasses de son travail de cinéaste ?
Je ne pense pas, car le début de la rédaction de Pétrole intervient en plein dans son travail sur la Trilogie de la vie, qui alimente d’ailleurs beaucoup le roman. Il ne devait donc pas être complètement désabusé à l’égard du cinéma. Et il y a quand même, comme vous avez pu le lire, un langage cinématographique qui est à l’œuvre dans Pétrole.
Et puis pour Pasolini, le cinéma restait le but, ce qu’il appelait le langage de la réalité avec la réalité. Il avaitl’impression de toucher de plus près la réalité avec le cinéma. C’est quelque chose qu’il avait d’ailleurs déjà tenté dans ses poèmes… Pourquoi utilisait-il le dialecte, le frioulan ? Car il avait l’impression d’utiliser une langue qui n’était pas normée, un vrai langage de la réalité, préservé des normes de l’italien standard. Il y avait un véritable mouvement vers le réel chez Pasolini, et le cinéma prolongeait ce mouvement, en créant en même temps le sacré, car malgré l’influence néo-réaliste, il apportait quelque chose de nouveau au cinéma : l’utilisation de la musique religieuse, sacrée, ce montage si particulier, et enfin ces plans importés de tableaux de la Renaissance… Une transfiguration du réalisme.
Il y avait un véritable mouvement vers le réel chez Pasolini, et le cinéma prolongeait ce mouvement, en créant en même temps le sacré, car malgré l’influence néo-réaliste, il apportait quelque chose de nouveau au cinéma : l’utilisation de la musique religieuse, sacrée, ce montage si particulier, et enfin ces plans importés de tableaux de la Renaissance
Et cette mutation du réalisme est-elle également à l’œuvre dans Pétrole, sur un plan cette fois littéraire ?
Je pense à un célèbre poème de Pasolini, In morte del realismo (En mémoire du réalisme), où il s’en prend à Carlo Cassola, écrivain réaliste italien qui avait obtenu le prix Strega (l’équivalent du Goncourt). Et l’essentiel de Pétrole est certainement une réflexion sur la littérature, une remise en question de la narration et de la forme romanesque elle-même, c’est vrai… Mais le problème reste de savoir quel devait être l’équilibre définitif, entre la réflexion sur l’écriture et le sujet concret qui donne tout de même le titre au livre (à savoir la corruption dans le milieu de l’exploitation énergétique)…
Pasolini était conscient de ne pas appartenir à un mouvement classique de littérature, mais il ne se sentait pas non plus à l’aise dans une littérature dite « de néo-avant-garde ». Et pour ne rien faciliter, il avait des déclarations souvent trompeuses sur ses intentions.
Malgré tout, Pétrole vient après un autre projet inachevé mais publié de son vivant : La divine Mimesis, qui était au départ une réécriture de La divine comédie de Dante, et dont on retrouve des éléments dans Pétrole qui porte une structure qui rappelle, en grande partie, le voyage de Dante dans les girons de l’Enfer… Dans La Divine Mimesis, on retrouvait déjà une narration éclatée, dans laquelle Pasolini réfléchit sur ce qu’il est en train d’écrire.
Et un autre livre annonce également Pétrole, un livre également fait de parties composites : Ali aux yeux bleus, incluant des scénarios, des poèmes, des nouvelles et présenté comme un roman, publié en 1965. On voit donc une obsession très ancienne pour cette forme disparate qui pouvait renouveler ce qu’il attendait de la littérature.
J’ai trouvé dans Pétrole une certaine forme d’acceptation du réel, d’amor fati, qui coexiste malgré tout avec le propos sombre du livre… Partagez-vous ce ressenti ambivalent ?
On a longtemps vu dans Pétrole et dans son film Salò ou les 120 Journées de Sodome, ses deux dernières œuvres, des créations purement testamentaires, en soulignant leur dimension prophétique et visionnaire, comme s’il avait construit sa mort à travers elles… Comme si elles étaient des œuvres suicidaires. Et c’est beaucoup charger leur noirceur. On est trop tenté de lire ce livre et de voir le film sur un plan morbide et suicidaire.
Les amis de Pasolini insistaient au contraire beaucoup sur sa vitalité, propre à l’écriture, que l’on trouve dans Pétrole. Mais cette vitalitéa été comme brouillée par pessimisme de ses propres analyses concernant certains thèmes auxquels elle s’attache, à savoir la sexualité…
Il y a en tout cas une expression qui résume bien le tempérament de Pasolini : celle d’une vitalité désespérée qu’il a utilisée comme titre d’un célèbre poème. C’est quelque chose de très sensible dans son œuvre, jusqu’à Pétrole, et je suis persuadé qu’il y a beaucoup de vitalité et de force dans le désespoir, que le désespoir provoque une grande vitalité sans laquelle Pétrole n’aurait pu être écrit.
- Pétrole, Pier Paolo Pasolini, L’imaginaire, Gallimard, 2022
Entretien avec René de Ceccatty réalisé par Charles Mouliès
Crédit photo : René de Ceccatty © Rodrigue Fondeviolle