Samuel Lepoil et Rémi Large créent en 2017 Tamanoir, studio de production d’expériences immersives dans le domaine des arts vivants. Si cet intitulé semble peut-être obscur au novice, c’est qu’il regroupe une quantité de projets divers qui mélangent réalité virtuelle, théâtre immersif, expérience participative du spectateur-joueur… Aujourd’hui, le metteur en scène qu’est Samuel Lepoil approfondit encore son exploration via la persona de Böme, un artiste interactif qui crée des auto-performances, des expériences interactives où les participant.e.s se jouent l’un pour l’autre une histoire.
A l’occasion de la biennale NEMO menée par le Centquatre, dont l’intitulé fait rêver – “révéler l’invisible par les arts numériques” – c’est l’occasion de revenir avec Samuel sur cette nouvelle branche de la production des arts vivants.
Ariane Issartel : Parlons d’abord de Tamanoir. Est-ce que c’est un projet qui avait un rapport avec la scène dès le début ?
On voulait des histoires à vivre, pas des histoires à regarder.
Samuel Lepoil : On a commencé en se disant qu’on allait faire de la réalité virtuelle, mais avec l’idée qu’on allait transformer le spectateur en participant. On voulait des histoires à vivre, pas des histoires à regarder. Et à partir du moment où tu as une histoire à vivre, le corps est dedans. Après ça s’est fait assez naturellement, dans le sens où les projets qu’on aimait, il y avait toujours du corps dedans. On a fait trois jeux de danse, et on a mis du temps à se dire « ah mais en fait, c’est ça qu’on aime ! » On ne s’est jamais dit à la base que c’était dans l’ADN de la boîte, mais on s’est rendu compte que c’était de ça qu’on parlait le plus et qu’on voulait faire. Vivre une histoire avec son corps.
AI : Dans votre dernier projet, Calamity Jane, quel est le niveau d’intervention du participant dans la fiction ?
J’avais cette idée d’un comédien-magicien…
SL : Je voulais faire du théâtre avec de la VR, depuis longtemps. J’avais cette idée d’un comédien-magicien, qui pourrait changer de costume à volonté, faire plusieurs personnages en claquant des doigts. Il y a quelque temps, je suis tombé sur un documentaire sur Calamity Jane, où j’ai vu qu’elle a fait le premier one-man-show des Etats-Unis – et en fait, c’était un one-woman-show ! Je trouvais que ce truc de survivre aux horreurs du Far West grâce à son talent de comédienne, c’était ultra touchant. Donc on est parti là-dessus, elle incarnait pour moi cette aura de la story-telleuse ultra puissante. C’est là que la technologie avait un sens, on pouvait démultiplier sa présence, les récits qu’elle porte, emmener les gens dans l’imaginaire Calamity Jane. Là, on rentre dans son passé, donc on est vraiment en point de vue subjectif avec elle. Notre idée, qui annonce un peu ce que je fais avec Böme maintenant, c’est qu’au départ on joue les petits frères de Calamity Jane, et on va l’aider à trouver du boulot en montant sur scène avec elle et en imaginant les premières histoires qu’elle a vécues. Elle dit dans ses lettres : « j’ai vécu beaucoup de choses, mais clairement, quand on me donne un dollar pour raconter une histoire, il se trouve que j’en ai vécu beaucoup d’autres ! »
Il faut inscrire les participants pas à pas dans la fiction.
L’idée c’est qu’on monte sur scène, et on convoque tout l’imaginaire du Far West – qu’elle a contribué à créer ! Les participants viennent raconter une histoire de cow-boys avec elle. On utilise l’actrice comme une sorte d’énergisant. Quand un participant dit « ça s’est passé à Deadwood », elle répète la phrase pour le public (virtuel) en l’amplifiant ! L’idée c’était de faire plus que raconter l’histoire de Calamity Jane qui monte sur scène, mais d’en faire l’expérience concrète, pour s’identifier encore plus au personnage. L’actrice est présente avec toi en VR, elle bouge, et elle incarne plusieurs personnages. L’idée c’était de pousser la théâtralité à mort.
AI : Et les gens arrivent avec une histoire à raconter ?
SL : C’est toute une trajectoire d’engagement du participant. Quand on leur demande de raconter une histoire, on est à la 25e minute de l’expérience, il y a une petite musique de saloon en fond… On a vraiment travaillé sur ça avec l’actrice, pour que ce soit les gens qui soient sur scène et que l’actrice soit sur le côté ! On s’est rendu compte d’une chose très intéressante : quand l’actrice arrivait en disant « salut je suis Calamity Jane » avec son énergie folle, tout le monde se taisait, ça plaquait tout le monde contre le mur ! Dans la dernière version, elle est assise auprès d’un feu de camp, elle ne dit rien, et c’est toi qui dois entamer la conversation. Au départ, ce plan nous paraissait très gênant de l’extérieur, mais à l’intérieur les participants se posaient la question de comment l’aborder, etc. Avec ce démarrage très lent, on les inscrivait dans la fiction pas à pas. Quand ils arrivent vers la scène, ils ont fait beaucoup de chemin vers le fait d’être un personnage. Au début, quand on pitchait l’expérience, les gens n’y croyaient pas, mais avec ce début progressif, on n’a eu qu’un seul blocage. En général on a réussi à engager les gens jusqu’au bout, à des degrés divers. Et ça consolide beaucoup ce qu’on fait maintenant. Il faut juste prendre le temps de mettre les gens dans l’ambiance, d’y aller lentement.
AI : Est-ce que tu peux nous parler un peu de ta nouvelle persona artistique, Böme ?
C’est une histoire de don et de contre-don : les gens performent les uns pour les autres.
SL : On est un studio avant tout, mais on fait beaucoup de projets artistiques, et il faut un nom pour les porter. Il fallait un nom d’artiste. Et surtout c’était une façon de mettre les gens dans une certaine ambiance. Il fallait un personnage qui concentre une image de bienveillance, de douceur, d’accueil. Les Naufragés, le premier projet porté par Böme, c’est une performance collective qui ne passe que par l’audio. Les gens sont sur scène, ils écoutent les instructions et ils réagissent ensemble. Et c’est avant tout une histoire de don et de contre-don : quand un inconnu te propose un geste généreux, qu’il te l’offre, tu as envie de le remercier en proposant un geste encore plus généreux, en jouant le jeu à fond pour lui. Tout ça, c’est un cercle vertueux et au final, c’est superbe ce qui se passe sur scène, les gens performent les uns pour les autres. On est aussi très attentifs à donner aux gens l’impression que l’expérience leur répond : par exemple, lorsqu’ils montent le bras pour porter une torche, ils entendent la flamme crépiter au-dessus d’eux. Ça les motive à s’investir encore plus dans l’incarnation, dans le corps. Et au final c’est ça qui est important, voir les corps dialoguer !
AI : Au fond, c’est toujours une histoire de corps ?
SL : Oui, et c’est là qu’on voit les limites de la VR. On perd toujours quelque chose lorsqu’on oublie son propre corps. Par exemple, un collègue a développé une expérience de VR collaborative qui développe tout un univers parallèle, et ils se sont rendu compte que parfois les corps des gens se traversaient mutuellement et que c’était super désagréable. Même à travers un casque de VR. Beaucoup de travail a été mené pour faire en sorte que les corps des participants ne se traversent plus… C’est assez intéressant je trouve, ça dit beaucoup de choses. Dans le théâtre immersif, qui pour moi est l’étape suivante après la VR, il y a un mélange des deux. Le côté immersif est doublé par l’implication directe du corps. C’est ce doute délicieux qui est génial : où s’arrête le réel, la fiction, le rêve ? Tout ça au fond, c’est pour continuer à raconter des histoires.
Propos recueillis en octobre 2021
Pour suivre la production de Böme et du studio Tamanoir, c’est par ici :
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