Dans Trash Vortex de Mathieu Larnaudie, Eugénie Valier incarne une classe dominante au bord du précipice, confrontée à l’apocalypse écologique. Héritière d’un empire industriel, elle se résigne à une disparition annoncée et brûle la chandelle par les deux bouts en dilapidant la fortune colossale héritée de son père. Dans un entretien accordé à Zone Critique, Mathieu Larnaudie revient sur son « désir de prendre part à l’Histoire, autrement dit de vivre la fin d’un monde », et d’en hâter la disparition.
Trash Vortex, c’est avant tout l’histoire de la chute d’une civilisation, et sa liquidation aux allures d’expiation. Peut-on jamais évoquer une telle catastrophe écologique et climatique en se dispensant de cette rhétorique religieuse qui tient à ce que chacun expie la faute de ses ancêtres ?
La façon même dont nous concevons la fin des temps, l’effondrement des civilisations ou l’achèvement des mondes, répond dans nos imaginaires à des connotations religieuses. On sait déjà que nous employons le mot « apocalypse » en référence à la révélation de Patmos, révélation reçue par le Christ et que le prophète Jean a pour mission de consigner. Ce texte énigmatique, qui clôt le Nouveau Testament, est devenu le nom emblématique de l’idée de fin des Temps. Un nom dont le sens a grandement glissé, puisque nous l’utilisons aujourd’hui moins comme synonyme de révélation que de catastrophe. Pourtant sa dimension messianique perdure, contenue en filigrane à l’intérieur du mot.
Dans Trash Vortex, Eugénie Valier, héritière multimilliardaire d’un grand groupe industriel, est fascinée par l’hypothèse de la fin du monde. Dans les esprits contemporains, cette hypothèse prend évidemment la forme de l’apocalypse climatico-écologique, cette revanche paradoxale de la Terre sur une humanité qui en a épuisé les ressources, abîmé les équilibres, à force de prédation aveugle et de soif du profit. Une Terre exsangue se rend inhabitable pour l’espèce qui l’a dévastée. On trouve ici quelque chose de l’ordre de la faute et du châtiment, qui rejoue les grandes semonces théologiques. La séparation entre la destinée de l’humanité souveraine, soucieuse de son unique et propre sort, et celle de l’arche sur quoi elle vit constitue une sorte de péché originel dont nous entrevoyons aujourd’hui l’expiation. L’ironie, c’est que la religion monothéiste elle-même a un rôle historique et anthropologique majeure dans cette dissociation.
Eugénie Valier a donc recours au langage messianique lorsqu’elle parle à ses visiteurs et leur expose ses lubies apocalyptiques. Elle puise dans ce répertoire aux accents religieux, elle qui pourtant ne confesse aucune croyance. De façon plus discrète, le roman tout entier est imprégné par une iconographie eschatologique. Pour prendre un exemple concret, on peut être frappé par l’organisation spatiale des résidences souterraines et autres bunkers que se font construire les ultra-riches. On la dirait inspirée par la scénographie des mondes de l’au-delà que l’on observe sur les Jugements derniers de la peinture médiévale, avec leurs cases bien découpées, leurs fonctions attitrées. Les divisions du ciel, les compartiments de l’enfer. Comme si, par peur de l’au-delà, les dominants se barricadaient dans leur au-delà anticipé, privé, acheté et conçu pour eux-mêmes. De façon subliminale, ils piochent parmi les visions eschatologiques classiques de notre culture, précisément pour se faire croire qu’ils échapperont aux sentences du jugement.
Vous associez ce désastre environnemental et les spéculations survivalistes et financières qui lui sont liées à une galerie de personnages capitalistes mais pourtant réactionnaires dans leurs fondements idéologiques, et qui ont tous en commun l’esprit de prédation, ainsi qu’un radicalisme politique. Soit un nationalisme qui se manifeste par-delà le monde des affaires, Mathieu Larnaudie…
Plusieurs personnages de libertariens traversent le roman, soit des personnalités reconnaissables issues du monde réel, comme Elon Musk, soit des figures fictionnelles inspirées notamment par quelques entrepreneurs de la Silicon Valley. Ces chantres supposés de la liberté, on le voit tous les jours dans l’actualité, s’accordent avec les idéologues les plus réactionnaires et nationalistes. Ce n’est pas aussi contradictoire que cela pourrait le sembler. C’est qu’ils ont une conception autoritaire de la liberté, qui exclut la protection, les solidarités collectives, la justice fiscale, en somme les fondements de la démocratie sociale et de l’État-providence. Jouer la nation contre l’État, c’est le sens même du fameux slogan de Donald Trump « Make America great again », qui revient à totémiser l’Amérique, à l’essentialiser, contre ceux qui en pervertiraient les valeurs pionnières originelles, à savoir pêle-mêle les migrants, les classes favorisées des grandes villes, l’intelligentsia, l’état profond comme ils disent. La toute-puissance du marché, avec son dogme de la dérégulation absolue, ne s’oppose pas à une vision autoritaire et xénophobe de la nation, cette dernière en est au contraire la garante.
Ces personnages – dont certains que l’on retrouve dans Trash Vortex – poussent la doctrine de la liberté individuelle jusqu’à revendiquer le droit à s’affranchir personnellement de l’espèce humaine. Et cela de deux façons. D’un côté, par l’argent. L’extrême richesse est le moyen d’une sécession sociale d’ordre oligarchique, la garantie de l’appartenance à un entre-soi censé fournir une assurance contre l’apocalypse. Pour eux, seuls les ultra-riches, dont ils ont le privilège de faire partie, seront sauvés. C’est une forme d’élection. De l’autre côté, par l’adaptation de leurs modes de vie à des conditions extrêmes d’existence, ce qu’on appelle le survivalisme, ou par la transformation de leurs propres corps dans le but de dépasser les limites biologiques de l’être humain – le transhumanisme. Dans les deux cas, il s’agit de s’extraire de l’humanité commune pour se préserver des menaces qui la guettent. Elon Musk ne prétend pas à autre chose quand il veut coloniser Mars. C’est une échappatoire possible, mais réservée à une communauté infime et choisie dont il serait, bien sûr, l’ordonnateur et le gourou.
Dès les premières pages, les personnages que vous donnez à voir apparaissent tels des êtres archétypiques dont l’essence prime la fonction, tous enclins pourtant à se construire un masque qui leur donnerait une crédibilité sociale. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Est-ce là tout simplement la logique du cirque du pouvoir que vous...