Il ne serait pas un peu gonflé, le jeune Nathan, à publier ses mémoires à 27 ans ? Penser contre soi-même propose cependant autre chose que la recension des événements banals et ordinaires de la vie d’un jeune homme. C’est une méditation philosophique qui se fonde sur l’existence psychique et spirituelle d’un héros intense à la recherche d’absolu. Car Nathan Devers n’a pas été un adolescent boutonneux classique : il prend la résolution, très jeune, de devenir rabbin, au point de respecter à la lettre la loi juive et de donner des cours de théologie sur l’Ecclésiaste. Puis, quelques années plus tard, tout s’effondre, et le voilà qui découvre la philosophie, le scepticisme et pire : l’athéisme. Comment réconcilier les deux Nathan, l’apprenti rabbin en goguette à Jérusalem, et le philosophe qui savoure les textes d’Heidegger en fumant à la terrasse de cafés parisiens ? Cette question vaut bien une autobiographie !
Zone Critique : Tu as déjà écrit plusieurs romans, mais Penser contre soi-même est ton premier écrit autobiographique. Pourquoi ce besoin d’écrire un texte autobiographique aussi tôt dans ta vie, après l’expérience de la fiction ?
Nathan Devers : Dans mon cas, ce n’est pas parti du tout d’un choix. J’avais une vraie résistance, presque une allergie, aux récits de soi. C’est pour ça que j’ai écrit des romans. Le roman, c’est l’occasion de changer de corps, de te déplacer de l’historique qui a été le tien, de ton expérience. Le romanesque, c’est la sortie de soi ! Ce qui s’est passé, c’est la scène du tout début du premier chapitre, que j’ai vécue vraiment telle quelle : à Bordeaux, le soir de Yom Kippour, je vois une femme en face de ma fenêtre qui prie. Je me suis mis à écrire à ce moment-là, mais sans du tout me dire que j’écrivais un livre. Je me disais que c’était un texte que j’écrivais pour moi et pour réfléchir : qu’est-ce qui a fait que j’ai perdu la religion ? Pourquoi ai-je vécu cette rupture intérieure ? Et puis, c’est progressivement, mais je ne sais pas te dire exactement quand, peut-être au bout d’une petite centaine de pages, que je me suis dit que c’était un livre. Ici, c’était la première fois que j’écrivais un texte à la première personne, assumé et réel. Je l’ai fait “sans tricher”. Ça veut dire sans venir y fondre une forme d’imagination ou de chronologie. Le but de ce texte n’était pas “de me raconter”, de raconter ma vie, d’être dans une logique du nombril, où tout tourne autour de la manière dont l’histoire, en l’occurrence la mienne, s’est construite au fur et à mesure que le temps passe. Je n’ai pas respecté la chronologie, parce qu’elle exprime la contingence des faits, cette réalité brute et chaotique qui n’a pas forcément du sens. Mon but, c’était vraiment d’essayer de poser la question de “pourquoi la philosophie” : qu’est-ce qui amène dans une existence à vouloir se consacrer tout entier à la philosophie ?
ZC : En introduction au livre, il est écrit “ce refus de composer ne m’a jamais quitté.” Tu fais le constat de passer d’un extrême à un autre, du Talmud à Heidegger sans passer par la case demi-mesure. Penser contre soi-même décrit ce passage, mais pas tellement ce besoin d’intensité ou de pureté initiales. Comment expliques-tu donc ce besoin impérieux ?
ND : C’est au départ une affaire d’instinct ou de réflexe : un refus très jeune d’avoir un mode de vie qui ne correspond pas à ma vision du monde. Mais ce n’est pas une sorte d’intolérance vis-à-vis des autres, chacun se débrouille comme il veut, mais en l’occurrence, ce que je n’arrive toujours pas à comprendre, c’est comment on peut adhérer à une vision du monde, par exemple, une vision religieuse du monde, estimer que Dieu existe, que c’est le Dieu de la Bible et de la Loi… Et puis que l’existence ne suit pas la voie de cette métaphysique-là. Ce n’est pas une logique policière en quelque sorte, mais c’est un refus du dualisme entre la vie intellectuelle et la vie existentielle. C’est Heidegger qui le dit au tout début des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie : les visions du monde, c’est aussi des manières d’agir. Je pense que tout mon livre est comme ça, refuser de considérer la philosophie comme l’art des concepts, refuser de considérer la pensée comme une dimension purement judicative, de jugement, pour construire un système de pensée ou des théories. Au contraire, c’est estimer que c’est avant tout une manière d’orienter le voyage de l’existence.
ZC : Il y a une certaine pudeur dans Penser contre soi-même, surtout vis-à-vis de tes parents, qui sont les seuls qui échappent aux étiquettes que tu peux donner à certaines personnes de ton récit. Page 47 tu dis : “ils étaient nus de toutes les étiquettes qu’on pouvait leur coller”. Est-ce que c’est une gêne vis-à-vis de tes proches qui vont lire ce que tu as à dire et que tu as eu peur de froisser, ou est-ce que c’est un refus d’expliquer “pourquoi tu penses ce que tu penses” par des raisons trop directes et évidentes, comme par exemple la crise d’ado face à un milieu et une famille dans laquelle tu ...