Dans le cadre du Week-end Tous Azimuts Cirque, un événement « 100% cirque » organisé par L’Azimut à Antony, six trampolinistes en quête de verticalité investissent la grande salle du Théâtre La Piscine. Mis en scène par le trampoliniste Gaëtan Levêque, le spectacle Esquive se fait journal de bord acrobatique et musical de toutes ces tentatives d’envol et de l’urgence qui pousse à s’élever. Avec l’aide d’un impressionnant dispositif scénographique hybride et d’une création musicale au rythme effréné, les acrobates démantèlent et poétisent la chute.

Icares

La ferveur gagne les corps : ils trouvent tous cette propulsion intérieure, ce désir irrépressible de s’élancer vers le haut.

Dans la pénombre, six corps d’hommes se dévoilent, réunis au centre du plateau, oscillant légèrement de gauche à droite. Comme un prologue secret qui viendrait réveiller les corps avant l’envol, Esquive s’ouvre par le ralenti : doucement, les corps tanguent, s’étirent et prennent possession du vide. Investissant leurs propres corps, les porteurs s’ancrent dans le sol tandis que les voltigeurs s’ouvrent à la hauteur. Débute alors une série d’impressionnantes acrobaties au ralenti où les performeurs décomposent minutieusement le mouvement de la chute, symptôme d’un élan qui ne s’arrêtera jamais.
Comme tous·tes celles et ceux qui ont déjà essayé de s’envoler, les acrobates cherchent dans leur corps toutes les armes pour déconstruire la gravité. Ils se portent au ralenti, s’envoient délicatement d’une épaule à l’autre, se laissent tomber en arrière… Petit à petit, la ferveur gagne les corps : ils trouvent tous cette propulsion intérieure, ce désir irrépressible de s’élancer vers le haut. Les propulsions des bras ne suffisent plus : on y préfère les trampolines. Trois toiles rebondissantes couvrent en effet des parties de la scène, sur le même plan que le sol. La marche se métamorphose en saut, et les six acrobates deviennent les danseurs de ce ballet envolé.

Tenir la cadence

Dans ce renversant spectacle au rythme aiguisé, les six trampolinistes en quête de verticalité font de leurs corps les instruments d’une sublime valse aérienne. Chaque mouvement, chute ou trajectoire s’opère avec une maîtrise totale et tombe à la seconde près. La mise en scène (Gaëtan Levêque) et la chorégraphie (Cyrille Musy) à la précision métronomique sont sublimées par la création musicale originale (Maxime Delpierre) qui découpe le spectacle en une succession de morceaux électroniques dont l’écoute se révèle envoûtante. Cette création musicale agit comme la partition complice de la physicalité des acrobates : l’une et l’autre s’émulsionnent et se poussent à dépasser leurs propres limites, dans un crescendo jubilatoire qui ne semble jamais prendre fin.

Libérés de la lourdeur de leur corps, ils se transfigurent vers un extraordinaire.

Les interprètes, infatigables, font devant nous leur mue : libérés de la lourdeur de leur corps par ces envols répétés, ils se transfigurent vers un extraordinaire qui, dans sa légèreté, ne se soumet plus à aucune loi. Pendant quelques secondes, parfois, la gravité se brouille, jusqu’au point de nous donner des illusions d’optique de dédoublements de corps ou de chutes vers le haut. On reste bouche bée face à ces corps propulsés qui investissent les airs avec puissance et grâce.

Compagnons de vol

Il y a ici la construction d’une fraternité où l’on se sauve de la chute en se redonnant toujours l’impulsion.

L’étonnante scénographie vient, elle aussi, démanteler et surprendre la perception. Le sol, qui semble lui aussi chercher à toucher le plafond, se soulève mécaniquement à plusieurs endroits. Différents plans inclinés investissent alors la scène et créent de nouvelles trajectoires pour les trampolinistes, qui se jouent à la fois de la verticalité et de l’horizontalité. Ce dispositif, entre terrains flexibles et terrains rigides, crée pour les six acrobates un univers hybride où la réalité se tord sans cesse.
Ils parviennent pourtant à prendre possession de ce milieu, protagonistes d’un même rêve surréaliste, par la force de l’entraide. La relation entre ces six acrobates, muette mais généreuse, traduit une véritable complicité, ainsi qu’une confiance absolument nécessaire à cet endroit du cirque où le danger est omniprésent. Il y a ici la construction d’une fraternité (où les tentatives de ne pas la perdre ?) où l’on se sauve de la chute en se redonnant toujours l’impulsion, jusqu’à l’épuisement (et jusqu’à ce que la transpiration fasse changer les chemises de couleur). L’équilibre est parfait entre des scènes de solos, où chacun peut explorer sa quête individuelle vers un envol qui résiste, et des scènes chorales, où l’enthousiasme du groupe se répand entre les corps et ouvre une brèche de réalité dans l’utopie.

L’envol est une quête sans fin. Le spectacle de Gaëtan Levêque, porté par ses six talentueux acrobates, se fait la démonstration fidèle du contraste entre cette euphorie du décollage et cette incertitude du retour. Dans un formidable crescendo musical et acrobatique, les suspensions s’accumulent et nous étourdissent de poésie.

• Esquive, mise de scène de Gaëtan Levêque, avec Rémi Auzanneau, Hernan Elencwajg, Aris Colangelo, Tanguy Pelayo, Baptiste Petit et Hugo Couturier.

Crédit photo : © Irvin Anneix / Hélène Combal-Weiss