En ressuscitant Évariste Galois, François-Henri Désérable, jeune écrivain de 27 printemps, se projette dans la légende d’une figure échevelée et fait résonner, dans une prose aussi espiègle que maîtrisée, l’un de ces envers de l’Histoire chers à Balzac.
L’essor du romantisme, cette affection de l’âme et des nerfs qui s’acoquina bien des garçons du stupide XIXème siècle, fut étroitement lié à la prolifération des duels autant que des cénacles. Songeons par exemple que l’on dénombra entre 1828 et 1834 près de deux cents morts lors de tels face-à-face sur le seul territoire français. Il faut dire que la soudaine débandade de la geste napoléonienne laissait orphelins des jeunes esprits qui – o tempora, o mores – devaient désormais surseoir à l’aimable circonstance d’un continent en capilotade afin de satisfaire au mot du Général de Lassale : « Tout hussard qui n’est pas mort à 30 ans est un jean-foutre ! » L’époque ne sonnait plus la diane, le concert européen se révélait bien monotone, bientôt viendraient les sanglots longs de l’automne. Cela n’était plus l’ordalie médiévale, le panache mousquetaire ou libertin mais l’apanage des demi-soldes en mal de sang… et bien vite des artistes en mal de fièvre. Affaire de tempérament sans doute que de risquer ainsi sa vie au petit-matin dans une arrière-cour, à l’ombre d’un sous-bois, bref dans maints lieux isolés au sein desquels résonnaient davantage les méditations de Lamartine que la sagesse de l’Ars moriendi. De l’admirable duel au sabre de La Rabouilleuse jusqu’à la pâlichonne parodie des Illusions perdues en passant par la scène prémonitoire du Héros de notre temps, la littérature du siècle s’était ainsi compénétrée de cette imagerie aux séductions aujourd’hui encore évidentes.
Les embardées de l’Histoire
Il se trouve qu’au sens figuré, le duel est « une sous-catégorie grammaticale du nombre ». Aussi ne s’étonnera-t-on que dans la cohorte des victimes figure le nom d’Évariste Galois, mathématicien-de-génie-mort-en-duel-à-vingt-ans ; que la légende de celui-ci soit inséparable de sa mort, comme celle de quelques autres est inséparable de leur suicide ; qu’enfin la brève péripétie de son passage sur Terre ait quelque attrait romanesque. Car si les temps modernes manifestent une progressive disjonction de la connaissance et de la culture ou, pour le dire autrement, des chiffres et des lettres, rien n’indique que le savant soit une figure littérairement inférieure au journaliste de Paris ou à la petite marchande de Corvol-l’Orgueilleux. En naviguant dans le siècle qui nous précède, on composerait sans peine un bestiaire qui, de Bob Oppenheimer à Alexandre Grothendieck, attesterait la belle excentricité de certains représentants de cet autre pôle de l’expérience humaine.
François-Henri Désérable était entré en littérature par la grande porte de la Révolution, le voici qui nous convie, dans le sillage d’Évariste, au spectacle des journées de juillet 1830 et de leur immédiate continuité louis-philipparde – moins aux premières loges d’ailleurs, qu’à l’ultime balcon, dans la pénombre duquel se nouent souvent les incidents capitaux. Qu’il nous soit d’ailleurs permis de donner du « Monsieur » à l’auteur qui ne cesse au long des pages d’interpeller une mystérieuse « mademoiselle », heureuse trouvaille dont nous prenons ombrage mais qu’une élémentaire courtoisie nous retient d’agrémenter plus avant, précisément pour éviter un duel que réprouvent nos latitudes civilisées. Monsieur Désérable, donc, montre un goût prononcé du fracas historique, des âmes ardentes et des formules qui font mouche ; avec ce premier roman, il pousse l’expérience jusqu’à embrasser une vie dont l’évidente singularité ne l’empêcha pas d’être pour partie consubstantielle à son temps. Créateur subversif d’une nouvelle théorie algébrique, Évariste Galois fut en effet un républicain passionné et, par son destin, une incarnation notable du héros romantique. Reliant le fil des événements de cette existence au tumulte de la grande Histoire, l’auteur propose ainsi tout à la fois une brève exploration d’une époque et de ce qu’il convient de nommer le génie d’un homme.
On peut toutefois se demander en quoi ce livre vaut mieux qu’une émission en deux volets de Stéphane Bern, trois tomes de Max Gallo ou douze heures de Josée Dayan. Pour le dire sans détour, cela passe par le choix des armes. Que l’on nous pardonne cette image assez facile mais dans son précédent recueil de nouvelles, l’écriture de M. Désérable était acérée comme le couperet de la machine infernale du bon Docteur Guillotin qui en constituait aussi le protagoniste essentiel. Ici, les balles sifflent en tous sens jusqu’à l’heure du duel qui signera la fin du jeune mathématicien. Car Évariste constitue au premier chef un formidable rattrapage pour ceux qui roupillaient au fond de leur classe d’Histoire passé le récit de l’Empire. L’auteur se joue avec alacrité des images d’Épinal, passe en revue – et ce au pas de charge – la chute de la monarchie restaurée, multiplie les clins d’œil comme à la parade. Cela donne des phrases comme : « Le 27 juillet 1830 tombait un mardi. Le 28 un mercredi. Le 29 un roi. » Il mêle, souvent ironique et péremptoire, des scories d’époque – la nôtre – aux développements d’une belle prose classique et, suivant ce rythme où rien ne pèse ni ne pause, frappe des médaillons pop aux airs de friandises. C’est français en diable comme dirait M. Neuhoff – qui en fait de diable, s’y connaît davantage en français, parfois clinquant, souvent réjouissant. Pour peu que l’on consente à de telles directions, on y trouvera bien du plaisir.
À la poursuite du Nombre rouge
L’itinéraire de son personnage – car c’est bien le sien, il se l’approprie, le pétrit en tout sens, lui assène quelques pichenettes ou le rattrape au vol – s’inscrit dans cette atmosphère de récréation. Il s’y intéresse comme on mène une enquête, comme on préside à une reconstitution, avec ce que cela requiert de supputations et d’attention aux pièces à conviction – archives, lettres, témoignages, rumeurs, photos, etc. Celles-ci sont d’ailleurs aussi rares que sont foisonnantes les gloses qui entourent le mystère Évariste. Se confrontant en équilibriste à la légende, M. Désérable propose ainsi diverses versions de chaque épisode de la vie du Nombre personnifié, marquant ici sa préférence, soulignant là ses doutes ou sa simple ignorance. Cela donne quelques scènes drolatiques et ce dès la conception du futur pionnier de l’algèbre dans un lit conjugal tantôt supposé déchaîné puis désespérément embourgeoisé. L’enfance à Bourg-Égalité (a.k.a. Bourg-la-Reine), les études à Louis-le-Grand puis à l’École normale après l’échec à l’X, la fureur mathématique martyrisée, la sédition républicaine et ses provocations, le passage par la case prison, l’épidémie de choléra qui plane sur l’Europe, enfin le pathétique tourment d’un amour déçu précédant la nuit de Walpurgis qui bouleversera la forme d’une science et le duel qui scellera le destin d’un homme : tout cela est expédié avec punch, sur le mode de la fugue plutôt que du requiem – on badine bien avec la mort !
De quel mot qualifier tout cela ? On trouve à la fin du neuvième chapitre, un superbe extrait de la préface de Théophile Gautier, l’homme au gilet rouge d’Hernani, à ses Jeunes-France, recueil de proses étreignant les figures du romantisme en marche. Son ouvrage était sous-titré « romans goguenards ». Goguenard, voilà le mot lâché ! Ou bien espiègle comme pouvait l’être Roger Nimier lorsqu’il écrivait D’Artagnan amoureux. Désérable – et au diable le « Monsieur » ! – s’amuse par exemple à marquer l’absence de son héros de ces tableaux qui font l’histoire, que ce soit La Liberté de Delacroix, pour cause d’embastillement à l’Ecole normale (triste ironie pour un aspirant-révolutionnaire), ou d’une moderne réplique du Lavoisier et sa femme par J.L. David (qui n’était pas seulement garçon-coiffeur), pour cause d’emprisonnement cette fois bien réelle – cela n’ajoute ni ne retranche rien à l’affaire mais, dans sa description du tableau, l’auteur évoque un « pantalon de flanelle » et « une robe de crinoline », une cuistrerie vestimentaire nous porte à corriger par « laine barathea » et « mousseline », soyons précis : après tout, Évariste fut condamné au motif d’un « port de costume prohibé » !
Michon, Rimbaud & Cie
Cette promenade ludique peine néanmoins à faire oublier à quel point le style de l’auteur est imbibé de celui de Pierre Michon, en qui il trouve la figure tutélaire de ses approches. Reconnaissons d’abord qu’il ne s’en cache guère puisqu’il place une citation de Rimbaud le Fils en exergue de son livre. L’abondant usage des relatives, les variations, rappels et répétitions, tout cela soutenu par une évidente maîtrise de la ponctuation, révèle ainsi une imprégnation presque obsessive. Désérable prend notamment à l’auteur des Vies Minuscules sa manière de scander la narration par l’alternance d’affirmations et de concessions permettant de s’avancer par tours et détours à l’abord du sujet jusqu’à le saisir en brefs instantanés : « On ne sait pas si… ou si… mais on sait que… », « On dit que…peut-être que… ou alors pas du tout.. », « Il me plaît à croire que… » Ailleurs, il s’empare d’une formule, parlant de la photographie comme un art de « bricoler de l’avenir avec du passé, trafiquer du temps ». Coquetterie bien pardonnable, il baptise ses chapitres par leur incipit même, ainsi que le faisait justement Michon. Enfin, il s’emmêle dans ses artifices à vouloir rendre signifiante l’absence du père quant à la révolte qui consume le mathématicien en culotte courte. C’était déjà l’un des traits majeurs de Rimbaud le Fils, si bien que la pièce du puzzle a ici quelque chose de trop évident et donc de frelaté, d’insuffisament établi pour véritablement éclaircir l’énigme.
De fait, et c’est là certainement le principal écueil de ce texte, on comprend mal la volonté de Désérable d’assimiler Évariste au poète d’Une Saison en Enfer. « Le Rimbaud de Mathématiques » proclame fièrement le bandeau ceignant l’ouvrage… Formule journalistique que l’auteur fait sienne mais qui jamais n’épuise la singularité de sa cible – avec, qui plus est, l’absurde de l’anachronisme. L’analogie, on le sait, est l’ennemi de la pensée et la mise en rapport de l’un et de l’autre, si elle se nourrit de quelques semblances (la fougue, l’insolence, la souveraineté créatrice, l’incompréhension des contemporains, l’éclipse de l’œuvre, etc), ne parvient tout à fait à convaincre d’un apport autre que le seul bénéfice de faire des phrases. On veut bien croire que l’auteur ait cru bon d’étayer son approche du « génie », du « prodige », de la rupture que celui-ci crée dans le temps, par le recours à cette pierre de touche. Mais à ce compte, il a tôt fait de basculer dans la pensée magique, dans la légende, sur le rebord de laquelle il avait trop impatiemment avancé, et cela le conduit à asséner de parfaits sophismes. Qu’il reconnaisse son imperméabilité aux mathématiques – et même si cela est bien commode – nous le lui concédons bien volontiers, ce n’en est pas moins dommage d’écrire des choses aussi convenues (et redondantes) que : « c’est qu’il y avait dans le nombre une indicible harmonie, une perfection absolue, autant de poésie qu’il peut y avoir de poésie dans la poésie… »
Et même s’il convoque Bertrand Russell à la rescousse, même s’il détourne élégamment une citation de Baudelaire, son portrait du jeune mathématicien en artiste souffre de ce vice fondamental de l’attraction rimbaldienne quand ce qui distingue justement la beauté mathématique, c’est qu’elle a l’esprit pour unique demeure, qu’elle n’appelle qu’indirectement aux sens, que sa conception et sa réalisation ne résident pas dans le geste, dès lors qu’elle ne saurait être mise en parallèle avec l’idée initiale du sculpteur ou du peintre. Non, s’il y avait une analogie à faire à propos d’Évariste, ce ne serait ni avec Rimbaud, ni avec Mozart – autre rapport esquissé, sans plus de profit – mais, à la limite, avec Blaise Pascal qui, à sa décharge, endosse bien mal la défroque du héros romantique, c’est là affaire de génération.
Perspectives cavalières
À ces réserves près, on ne peut que saluer la performance assez virtuose qui ranime le corps perdu de ce jeune type trop ardent et déploie ses pensées imaginaires jusque dans l’épisode fort bien rendu de l’ultime nuit, de son mémoire (l’objet n’aura jamais si bien porté son nom) rédigé en palimpseste sur les fragments d’un ancien traité et la dépouille d’une lettre d’amour, avec la ferveur et le désespoir du feu intérieur. Et, songeant à sa missive testamentaire où l’on pouvait lire ces mots : « Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m’a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom. », puis en épitaphe : « Une lumière éclatante, dans l’effroi de la tempête, enveloppé de ténèbres éternelles », plutôt que l’analogie, privilégions la correspondance impromptue, car lorsque Henri Michaux écrivait Qu’il repose en révolte, on s’émoustille à l’idée, peu vraisemblable, qu’il songea un instant au jeune mathématicien d’éternellement vingt ans :
Dans le soir, dans le noir sera sa mémoire(…)dans le départ sifflant de la balle traceuse(…)Dans celui qui a sa fièvre en soi, à qui n’importent les mursdans celui qui s’élance et n’a de tête que contre les murs(…)Dans les bras tordus des désirs à jamais inassouvissera sa mémoire.Peut-être François-Henri Désérable n’en a-t-il pas tout a fait terminé de jouer ses gammes; il n’en demeure pas moins qu’il joue déjà fort bien de son instrument.
Peut-être François-Henri Désérable n’en a-t-il pas tout a fait terminé de jouer ses gammes; il n’en demeure pas moins qu’il joue déjà fort bien de son instrument. Au-dessus de son œuvre encore mince, il y a certes l’ombre portée de Pierre Michon – et cela n’est certainement pas infâmant – dont il lui faudra bien un jour se débarrasser. Il y a surtout allégeance à une forme de distance amusée, libre à la manière d’une fête galante où bien des cœurs illustres, comme des papillons, errent en flamboyant.Il a bien de la chance, le siècle qu’il s’est choisi n’est pas seulement stupide, il est aussi fort long, suivant la formule de l’historien Eric Hobsbawn, puisqu’il excède de 25 ans la durée légale. Si le cœur lui en dit, deux autres révolutions se dressent sur son chemin et, avec elles, toute une galerie de personnages cocasses ou furibards à épingler sur son liège d’entomologiste. Ainsi d’Auguste Blanqui, cet « insurgé permanent » qui consacra plus de temps à fulminer derrière les barreaux qu’à paresser au chaud sous la couette, qui fut aussi l’auteur de L’Éternité par les astres, étrange ouvrage réconciliant le socialisme et l’astrophysique. Ainsi d’Élisée Reclus, de Léon d’Hervey de Saint-Denys, de Théodule Ribot, de quelques autres, bons ou mauvais génies, pionniers de leur science. Et si le plaisir lui en prend de visiter d’autres contrées, on ne manquera de le suivre pourvu qu’il ne cesse de s’escrimer à suivre cette sentence de Renaud Matignon : « C’est une redoutable prison que soi-même, si l’on ne décide pas un jour de s’envoyer promener dans une intransigeante futilité. »
Guillaume Pinaut
- François-Henri Désérable, Évariste, Gallimard, coll. Blanche, 176 pages, 16,90 euros, décembre 2014.