Faire du langage un champ de bataille, voilà l’entreprise réussie de Fanny Chiarello dans Colline. Depuis un promontoire réel et symbolique, Coline, adolescente en rupture, ausculte un monde structuré par la violence sociale et le mensonge collectif. Entre fable parodique et monologue d’insurrection, le roman déploie une pensée du désaccord à la fois stylistique et politique. La langue y devient refuge et arme. Face à l’assignation des corps, des genres et des discours, la narratrice invente une syntaxe de survie– dissidente comme lucide.

Coline, lycéenne en rupture radicale avec son environnement, observe effectivement le monde depuis une position de dissidence à la fois physique et symbolique. Isolée, harcelée, réfugiée dans un champ en marge, elle remonte le fil d’une scène de violence à laquelle elle a assisté sans intervenir, entre sidération, honte et lucidité. L’incipit articule deux strates discursives : une narration intime, marquée par le désajustement profond entre l’individu et l’ordre social et une fable mythologique au second degré qui pastiche les récits de fondation pour mieux exposer les logiques de domination humaine. À mesure que s’installe cette double voix, le réel prend les contours d’une fiction autoritaire, tandis que le fictif – ironique mais visionnaire – opère comme révélateur de l’absurdité systémique. Le récit se construit ainsi sur ce basculement : le réel comme le lieu du mensonge collectif, et contre lui, l’élaboration d’un langage propre qui permet de survivre à ce déni généralisé. 

L’incipit de Colline de Fanny Chiarello propose une double ouverture : d’un côté, un pastiche de récit cosmogonique sous forme de « genèse homofuturiste » ; de l’autre, l’entrée dans la voix et le regard de Coline, adolescente marginale qui observe le monde depuis une position d’extrême décalage. Ce début pose à la fois le contexte social, familial, psychique et narratif du roman.

“Le récit se construit un basculement : le réel comme le lieu du mensonge collectif, et contre lui, l’élaboration d’un langage propre qui permet de survivre à ce déni généralisé.”

Un monde reconstruit : la “Genèse homofuturiste” 

Le mythe fondateur est donc parodié en guise de départ à l’œuvre, structuré en versets numérotés, imitant la Bible mais en inversant radicalement ses valeurs. Le personnage divin devient « l’homnidieu », figure grotesque de pouvoir anthropocentré et patriarcal. Il nomme, sépare, hiérarchise et, forcément, domine. Pour ce faire, il établit les premières distinctions (dominants/dominés, humains/animaux, objets inertes/objets animés) et organise un monde fondé sur l’exploitation : « Il appela les premiers les animaux et il appela les autres nous. Il y eut des dominés et il y eut des dominants. » 

Le texte retrace de manière satirique les grandes étapes de la civilisation occidentale : invention du feu, division du travail, exploitation des ressources, domination des femmes et des animaux, technologie, consumérisme, numérique, capitalisme mondialisé. Le registre comique coexiste avec une critique acérée des systèmes de pouvoir. L’écriture joue sur les anachronismes, les oxymores et le langage courant : « L’homnidieu vit que tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon. Il y eut la 4G puis il y eut la 5G. » 

Cette genèse invente une cosmogonie parodique qui structure en creux la pensée critique du roman : dénonciation des dominations croisées (sexisme, spécisme, capitalisme, colonialisme), confusion des valeurs, perte de sens.

Entrée dans le monde de Coline : la subjectivité disloquée 

Après cette ouverture mythologique, le récit bascule brutalement dans un registre très différent. Coline prend la parole dans un monologue intérieur, fragmentaire, brut car nerveux. On la découvre réfugiée dans un champ, dans une attente inquiète, alors qu’un drame semble s’être produit dans son lycée. Le texte tisse peu à peu les éléments d’un contexte personnel et social précis : Coline est lycéenne dans une ville post-industrielle du Nord, fille d’aide-soignante, spectatrice d’une scène de violence scolaire qu’elle n’a pas dénoncée : « Si le mois dernier Mme Q. n’avait ét...