Au Théâtre de la Cité internationale, Florent Siaud vient hanter le plateau avec un Faust revisité, puisant dans nos inquiétudes modernes et nos fantasmes de pouvoir. A travers un panel de textes issus de onze auteur·ices de la francophonie (France, Belgique, Luxembourg, Bénin, Québec, Liban, Haïti, Madagascar), Faust et Méphisto traversent plusieurs enfers terrestres pour aboutir à la réalisation – ou non – du fameux pacte : donner son âme au diable…
Un Faust contemporain
Qui d’autre qu’un acteur pour s’engager dans ce genre de jeu ?
Ici Faust n’est pas alchimiste, comme chez Goethe, mais médecin oncologue, spécialiste des cancers du sang ; sa proximité constante avec la mort et les annonces de décès imminent l’ont rendu froid et sec, complètement déconnecté de ses émotions et d’une intelligence humaine, et surtout extrêmement seul. Empêtré dans le langage, il peine à communiquer avec ses semblables, ne serait-ce qu’un collègue… Les textes de Rébecca Déraspe, Guillaume Poix, Marine Bachelot Nguyen et Pauline Peyrade font mouche dans cette première partie très convaincante. On y suit ce Faust aigri sur le chemin inévitable de sa rencontre avec le diable. Méphisto est un acteur (forcément) que Faust rencontre à l’opéra – car qui d’autre qu’un acteur pour s’engager dans ce genre de jeu, pour brouiller ainsi les limites entre le jeu et le réel, entre la vie et la mort, les corps et les fantômes… Très rapidement, Méphisto propose à Faust de l’accompagner sur un plateau de cinéma, de devenir figurant, de changer de visage, et même de jouer le rôle du mort. Faust a franchi la barrière ; malgré lui il signera le fameux pacte, celui qui garantit le retour à la jeunesse et aux plaisirs terrestres, à condition de donner son âme au diable au moment du passage dans l’autre monde.
Alors la route inexorable est lancée : Faust s’éprend de Margot (la Marguerite de Goethe), une femme que la leucémie condamne à une mort imminente, et entend contrer à tout prix la marche de la mort dans ses globules en tentant un traitement douteux à base de cellules « chimériques » – le diable est dans les détails… Chez ce médecin si droit et sévère, un vent nouveau d’ambition se lève, qui le fait aller contre tous ses principes, et contre la déontologie du métier.
Le pacte
Le plus grand des poisons insufflés par Méphisto est la croyance que l’on peut être plus fort que la mort.
Florent Siaud, accompagné des onze auteur·ices, porte ici une réflexion remarquable sur l’ambition et la responsabilité, et la réelle nature de notre « pacte avec le diable », symbolique ou non : ici le plus grand des poisons insufflés par Méphisto est la croyance que l’on peut être plus fort que la mort, et le fantasme de contrôle et de puissance qui en découle et se répercute à des niveaux de plus en plus grands. « Je veux te protéger », murmure un Faust enfiévré d’amour à Margot épuisée par les chimiothérapies, et très consciente de ce qui se passe dans son corps et autour d’elle : on lui refuse sa propre mort… « Je veux vous protéger », répète aussi Faust dans le troisième acte, lorsqu’il tente de construire une digue impossible pour empêcher la montée des eaux sur une île. Méphisto est la petite voix dans la tête qui appuie là où il ne faudrait pas, à l’endroit de nos désirs secrets, de notre appétit de pouvoir et d’action ; il est l’hybris personnifiée. Et à la démesure de ces désirs répond la démesure des éléments : Méphisto et Faust circulent dans un monde contemporain ravagé par les éléments, des incendies de la forêt californienne aux îles menacées par la montée des eaux, à la recherche d’un fantôme. Et aux enfers terrestres répondent les paradis artificiels : IA parlantes au visage d’une morte, enfants virtuels, l’autre dimension d’une envie de contrôle sur la mort.
C’est une lutte entre deux frères ennemis, celle d’un homme qui devient diable et d’un diable auquel « il pousse comme un cœur ».
La scénographie de Romain Fabre épouse cette plongée dans l’enfer personnel de Faust. Des draps blancs et vaporeux s’ouvrent sur des paysages de plus en plus violents : la forêt paisible du premier acte fait place aux incendies puis à la mer déchaînée, mais Faust ne voit même pas ces ouvertures et les
messages que les éléments déchaînés lui envoient, comme pour le rappeler à sa finitude humaine. Il demeure éternellement enfermé dans des espaces contemporains sans âme, blancs, sans forme, multifonctions. L’aseptisation de l’hôpital s’étend aux chambres d’hôtel connectées, et le contact avec le réel et la nature s’estompe de plus en plus, réduit à la présence d’un petit bonsaï que Faust taille minutieusement. Méphisto circule comme chez lui dans ce décor fantomatique, très à l’aise dans la destruction qui s’empare du monde : au fond, il y est comme chez lui… Il faut souligner le charisme incroyable de Yacine Sif El Islam dans ce Méphisto « sans tralala », comme il le dit lui-même (« avant, je faisais tout un théâtre »), séduisant, complice, nonchalant, sensuel. Même si la grandeur tragique ressort finalement dans la lutte de ces deux frères ennemis, celle d’un homme qui devient diable et d’un diable auquel « il pousse comme un cœur »… Méphisto serait-il resté trop longtemps sur terre ?Détruire, dit-il
La mort et la vie sont une seule et même chose, une seule et même chose.
Le salut de Faust, comme chez Goethe, semble venir du personnage de Margot/Marguerite : c’est-à-dire la sagesse d’accepter que « la mort et la vie sont une seule et même chose, une seule et même chose ». Margot écrit un livre sur la sexualité des plantes, c’est une quarantenaire lumineuse et intelligente qui n’aime rien tant que ses arbres et sa maison tranquille. Elle veut être enterrée sous un monticule de terre et rendre son corps à la forêt, et manifeste beaucoup d’angoisse quant à la « destruction massive » de la chimiothérapie. Si le diable exalte avant tout les démons du désir personnel et de l’ambition démesurée, Margot est le contre-pouvoir qui accepte au contraire la désintégration et l’humilité, celle de lâcher prise et de se confondre avec la nature, accepter de laisser son corps se dissoudre et ne pas s’accrocher, à tout prix, à une individualité qui va doucement vers le néant. La sagesse de Margot est celle du vivant, face au coupable penchant humain pour le contrôle et la domination. Au milieu d’une réflexion sur le capitalisme et l’exploitation des sols, le dérèglement du climat dû à l’activité humaine, l’intelligence artificielle et le transhumanisme (images contemporaines du diable), une autre voix du vivant et du collectif vient proposer à Faust – et au public – un chemin de traverse pour résister au charme trouble de Méphisto. Elle nous amènerait plutôt sur le terrain d’un Baptiste Morizot ou d’une Vinciane Despret…
La sagesse de Margot est celle du vivant, face au coupable penchant humain pour le contrôle et la domination.
Florent Siaud se fixe ici un objectif colossal : décanter l’essence des deux Faust de Goethe pour en donner une vision nourrie des angoisses du présent. Si le pari est réussi haut la main dans la première partie très prenante, issu du premier Faust, ensuite le fil se distend un peu et la tension dramaturgique en pâtit parfois ; dans le dernier acte notamment, une grande partie de l’action est prise en charge par un Méphisto narrateur, excellent dans son jeu, mais où les enjeux ne sont pas vécus directement au plateau. On a presque la sensation qu’il faut aller vite et résumer, pour arriver enfin au bout du parcours de Faust. Malgré cela, nous ressentons très fortement l’égarement progressif du médecin déchu et son obsession dévorante, et cette lente chute fait naître un sentiment d’oppression que les apparitions de Méphisto soulagent, paradoxalement – nous sommes toustes Faust en cela, d’aimer tant ce qui nous fait le plus de mal. Si la tâche est lourde, Florent Siaud et son équipe parviennent à un spectacle très cohérent et tenu, à l’esthétique maîtrisée, et dont certains textes nous hantent bien longtemps après la fin du spectacle.
- Si vous voulez de la lumière, Faust I – II – III, conception, mise en scène et dramaturgie de Florent Siaud, à voir jusqu’au 17 octobre au Théâtre de la Cité Internationale (Paris).
Crédit photo : (c) Nicolas Descoteaux