Artiste chéri de la scène congolaise, « chouchou » des français et des belges comme il le dit lui-même, les grands formats aux couleurs vives de Chéri Samba s’exposent à Paris cet automne. Reconnaissables aux textes intégrés aux tableaux et dialoguant avec l’œuvre peinte, dont l’artiste confie qu’il espérait ainsi attirer plus longuement les spectateurs devant ses œuvres, les motifs surréalistes, faussement naïfs et le souci du détail font entrer un tourbillon d’air frais dans la muséographie parisienne.
Le musée Maillol a eu la bonne idée cet automne d’ouvrir ses portes aux œuvres militantes et colorées de l’artiste africain Chéri Samba, de son vrai nom Samba wa Mbimba N’zingo Nezumi Masi Ndo Mbasi, qui a eu le génie de ce pseudonyme, « Chéri » pour son nom d’artiste. On sait combien le dialogue entre artistes est fructueux et, sans aller jusqu’à l’extraordinaire coup de baguette magique de Sophie Calle qui fait disparaître Picasso pour nous le mieux suggérer (« À toi de faire, ma mignonne », musée Picasso), on peut penser à la surprenante et très réussie exposition Monet-Mitchell à la Fondation Vuitton, à l’accueil de Philippe Cognée au musée Bourdelle, ou, dans une perspective plus resserrée, au dialogue entre Manet et Degas à Orsay ou Picasso et Rodin aux musées des deux artistes, pour ne parler que des plus récentes mises en relation. Les musées monographiques se sont mis à pratiquer un dialogisme qui renouvelle notre regard sur les œuvres d’artistes reconnus et permettent d’heureuses découvertes, ou redécouvertes, contemporaines.Peinture populaire et politique
Ici le dialogue est réduit à sa portion congrue, nous y reviendrons. Il s’agit en fait, et il faut saluer l’initiative, de la première grande rétrospective française de l’artiste congolais. Quarante années défilent en une cinquantaine de toiles sur deux étages. La précédente exposition monographique date de 2004 à la Fondation Cartier (une trentaine de tableaux) : J’aime Chéri Samba. Nous en retrouvons une partie ici. Le découpage de l’exposition respecte les principaux thèmes de la peinture, « sambaienne » comme l’écrit l’artiste lui-même : autoportraits dont l’auteur assume l’omniprésence (« je décide du sujet, je peins, pourquoi mettre un autre visage que le mien » dit-il en substance), problématiques africaines (enfant-soldat, virus du sida et Ebola), également à visée universelle et écologique, modes de relation entre les sexes et l’importante question de la place de l’art africain dans l’art mondial.
Si certains tableaux demeurent des œuvres-choc, celui de l’enfant-soldat par exemple, entouré de fleurs, soulignant par ce garçonnet, mains en l’air, l’innocence enfantine manipulée par la main adulte tenant l’arme derrière lui (Little Kadogo – I am for peace, that is why I like weapons, 2004), la dernière section de l’exposition est de loin la plus intéressante dans le contexte actuel. Elle recèle également les tableaux les plus aboutis, avec moins de texte, et les moins violents (« Merci, merci je suis dans la zone verte », 2020, Le Marché de l’art, 2006, Collège de la sagesse, 2004). La création d’un Picasso noir est d’une efficacité redoutable : la mise en parallèle des deux artistes, Chéri Samba et Picasso, déambulant du même pas, côte-à-côte, tableaux sous le bras, efface en effet toute idée de hiérarchie entre les arts, reprenant ainsi la belle idée des « Magiciens de la terre » en 89. Et quelle simplicité que ce Picasso noir pour évoquer la valeur et l’importance des arts africains dans la modernité européenne et chez le maître du cubisme en particulier ! Pas d’agressivité dans l’évocation de la dette que les artistes occidentaux ont contractée vis-à-vis de leurs confrères africains : la mise en scène désarme toute velléité de violence. Cette appropriation de l’icône et ce détournement parodique (« Picasso est donc noir comme moi, je marche et peins comme lui », semble nous dire l’artiste) sont plus que bienvenus. Ces deux toiles de la série « Quel avenir pour notre art ? » (1997) qui mettent en scène Picasso et Chéri Samba se lisent à proximité de Enfin !… Après tant d’années (2002) qui souligne la tardive reconnaissance des artistes kinois et l’interrogation sur la place des artistes africains sur nos scènes européennes.Coïncidence troublante : au même moment, la toute nouvelle exposition du Petit Palais, Le Paris de la modernité, 1905-1925 expose en regard deux œuvres : un masque de Côte d’Ivoire, du début XXe siècle et Buste de femme ou de marin (étude pour les Demoiselles d’Avignon) de Pablo Picasso, 1907, parfaite illustration du message délivré par Chéri Samba. Quoi de plus parlant ? On signale au passage à propos des appropriations culturelles l’amusant roman de Dan Franck, le Vol de la Joconde dont le McGuffin repose sur… le vol de deux statuettes ibériques par Picasso au Louvre !
Comment découvre-t-on des chefs-d’œuvre ? Comment se monte une collection ?
Notons que si Chéri Samba est le plus connu de l’énergie artistique produite à Kinshasa il y a cinquante ans, il n’est pas le seul. Et s’il se retrouve ainsi célébré, il s’agit avant tout d’une aventure humaine. Le destin de Chéri Samba est en effet lié à deux hommes : Jean Pigozzi et André Magnin (on notera au passage le « flair » de Jean-François Bizot, alors directeur d’Actuel, d’avoir pressenti l’importance de l’émergence de cet artiste.) Ainsi, une chose demeure très marquante dans cette exposition : la découverte des arcanes de la constitution de cette collection. Jean Pigozzi en effet, le collectionneur, face caméra, nous confie avoir grandi entouré de tableaux de maître, Boudin, Renoir etc. mais quand il confie à un ami son désir de constituer une collection, ce dernier balaye de la main ces chefs-d’œuvre, lui disant qu’il fallait « se spécialiser » pour établir une collection. En 1989, face à l’exposition des Magiciens de la terre, au Centre Pompidou, Jean Pigozzi trouve son projet, sa niche, son objet d’enthousiasme, en tombant en arrêt devant les œuvres de la jeune scène de Kinshasa. Il sollicite alors l’organisateur de cette exposition, André Magnin, et le missionne pour lui trouver des œuvres de ces jeune artistes. Il deviendra ainsi le premier et principal collectionneur de Chéri Samba, acquérant plus d’une centaine de toiles au point d’être le seul pourvoyeur de ce que nous voyons.André Magnin, quant à lui, tient une galerie d’art dans le 11e arrondissement. En 1986, il est envoyé chercher des artistes australiens, africains etc. pour le gigantesque projet Magiciens de la terre au Centre Pompidou, réunissant une centaine d’artistes des cinq continents. Il s’enthousiasme pour ce projet horizontal, abolissant les frontières culturelles de hiérarchie artistique et géographiques. Cette mise au même niveau de tous les artistes dérange et l’exposition fait date.
Ces informations délivrées dans des salles parallèles aux œuvres, et qu’on pourrait à tort juger périphériques, sont en réalité assez passionnantes et nous permettent de mieux appréhender, en la contextualisant, la place de l’artiste dans l’histoire de l’art.
La Maman et la Putain
On peut regretter, bémol dans cette profusion, la stéréotypie de la représentation de la femme. Si on ne peut nier l’importance de la femme dans le travail de Chéri Samba – elle est en effet extrêmement présente – on remarque néanmoins qu’elle occupe peu, voire pas, le premier plan et qu’elle est singulièrement peu individualisée. Noyée dans le nombre, la femme. Les œuvres présentent en effet le plus souvent plusieurs personnages féminins à la fois, quand l’artiste occupe, seul la plupart du temps, au centre de toute façon, les trois quarts de sa production. Le tableau Quelle solution pour les hommes ? Les femmes étant beaucoup plus nombreuses sur la terre, 2001 est en ce sens symptomatique. Le nombre écrase l’individu, pour les femmes. On note bien la présence d’une femme noire peintre qui montre un sujet féminin juché sur un escabeau, figure d’artiste à égalité de celle de Chéri Samba. Mais le point de vue demeure cependant essentiellement masculin : une des très rares femmes en gros plan apparaît nue, à l’horizontale (ce qui en soi en dit long), les formes généreuses et les jambes écartées. C’est certes un hommage à la beauté et au désir qu’inspire le féminin mais le personnage est ainsi vu au prisme du plaisir qu’on (l’homme) peut tirer d’une femme. Le titre est explicite : « le deuxième bureau » représente en effet en Afrique la deuxième femme, la nécessité d’avoir une maîtresse. Le terme « femme » disparaît même derrière la périphrase euphémistique et ironique de « bureau ». Comme réification, cela se pose là ! Le regard porté sur une pratique courante peut être interprété comme ironique – bien qu’on ne puisse y lire une condamnation – mais la représentation même de cette femme voluptueuse, de taille largement supérieure à l’homme, si cela témoigne d’une fascination, semble aussi offrir une justification. Tout agency/agentivité est d’autre part absente. L’agentivité est la possibilité pour les femmes d’être elles-mêmes actrices et moteur de leur vie. On pourrait alors imaginer un test de Bechdel dans la peinture : la femme existe-telle comme seul modèle ? Le tableau offre-t-il une vision non érotisée, non sexualisée de la femme ? Est-elle lascive ou active ?
Et, puisqu’il s’agit d’un dialogue (le terme apparaît dans la présentation de l’exposition : « dialogue inédit avec l’œuvre de Maillol ») dès qu’on s’éloigne de l’artiste exposé pour retrouver les collections permanentes, on ne peut qu’être frappé par la différence de traitement du sujet féminin : avec Maillol, la femme est un sujet artistique majeur, avec Chéri Samba, la femme est un sujet sexuel. Art d’un côté, sexe de l’autre. On pense alors également, en contrepoint, à l’actuelle exposition Steinlen au musée Montmartre : l’artiste montmartrois ayant pris une gouvernante noire après le décès de son épouse, fait d’elle vers 1910 un portrait de face et habillé, bien loin des représentations traditionnelles des femmes noires, sexualisées et considérées comme exotiques. C’est un hommage. On pense également, quelques deux cent ans en arrière au Portrait d’une femme noire exposé au Salon de 1800 par Madame Benoist.On peut ainsi regretter cet auto-centrage de l’artiste et la présence d’un féminin repoussé en marge et demeurant, dans une large mesure, un objet fantasmatique.
Alors, faut-il chérir Chéri Samba ? Chacun est juge. Allez le voir pour trancher.