La chimère d'Alice Rohrwacher
La Chimère d’Alice Rohrwacher

La chimère d'Alice Rohrwacher
« L’Antiquité n’a peut-être jamais existé, mais il ne fait aucun doute que nous en avons rêvé. » Cette phrase de Federico Fellini, Alice Rohrwacher aurait pu la faire sienne. Avec La Chimère, elle renoue avec les mythologies qui habitent la Toscane et met en scène des personnages hantés par les mystères étrusques. Insaisissable, l’Antiquité apparaît là à portée de doigts – similaire à un rêve dont on cherche à se souvenir et qui ne cesse de nous échapper ou à une vieille histoire d’amour qui s’est mal terminée. La réalisatrice de Heureux comme Lazzaro (2018) travaille avec le très charismatique Josh O’Connor dans le rôle d’Arthur, l’inglese, un jeune archéologue anglais qui revient sur ses terres après un séjour en prison. Il renoue avec sa bande d’amis, des pilleurs de tombes, les Tombaroli, et la mère de la jeune fille défunte qu’il a aimée (Isabella Rossellini). Dans la maison décatie de cette vieille aristocrate, il rencontre Italia, (Carol Duarte, extraordinaire) une jeune femme qui rêve de devenir chanteuse malgré de piètres performances. Comme Arthur, elle est étrangère à la terre qu’elle habite. Hormis ce point commun, tout les oppose. Force de vie, elle paraît être la seule qui ne cherche passe raccrocher désespérément à un passé à jamais perdu. Celle qui est nommée ironiquement Italia semble tirer Arthur à elle, l’extraire des limbes où il habite (et qui l’habitent). Mais comment résister à la force de ses souvenirs réels (son amour) et irréels (les mystères étrusques) ? D’autant plus que ses camarades pilleurs de tombes paraissent bien décidés à vendre leur butin à un mystérieux receleur, du nom de Spartaco.

Les vestiges du jour

Le film s’ouvre sur le visage rieur d’une femme. « So it’s you, my last woman’s face », annonce en anglais la voix profonde d’Arthur, personnage habituellement mutique. La caméra s’approche, zoome. Elle rit. Comme dans Paris, Texas de Wim Wenders, l’image en Super 16 vient mettre à distance l’amour, désormais lointain. Ce visage d’Eurydice perdue accompagne en filigrane le héros romantique dans son errance – ce dernier ayant d’ailleurs hérité du prénom d’Arthur Rimbaud, poète d’abord, marchand d’armes, ensuite. Au cœur de sa quête, il y a donc Benjamina qui apparaît à plusieurs reprises, portant une pelote de fils rouges à la main, façon de suggérer le lien indéfectible entre les vivants et les morts. De fait, peut-être attiré par la présence de la disparue, Arthur semble avoir hérité du don de communiquer avec les morts. Alice Rohrwacher retourne ses plans dans tous les sens. Son Orphée, mené par une sorte d’instinct, découvre donc littéralement le monde d’en dessous, les Enfers, et parvient à découvrir où se trouvent les tombes étrusques.

À travers un tissage serré entre sentiment amoureux et fascination antique, la réalisatrice semble suggérer que le mouvement qui les fonde est similaire : celui de la mise à distance et celui du ressaisissement, de la mythification et de la profanation.

À travers ce tissage serré entre sentiment amoureux et fascination antique, la réalisatrice paraît suggérer que le mouvement qui les fonde est similaire : celui de la mise à distance et celui du ressaisissement, de la mythification et de la profanation – chez Alice Rohrwacher, on arrache les têtes aux statues ou on quitte une femme qu’on aime, le matin, en catimini. Arthur est donc un personnage fondamentalement amoureux et c’est sûrement pour cela qu’il est le seul qui peut entrer en contact avec les mythes, les images, les morts.

Néanmoins, ce dialogue avec l’au-delà n’est pas le seul fait d’Arthur. La cinéaste entre aussi en discussion avec ceux qui l’ont précédée. On pense évidemment à Pasolini ou à Rossellini. Mais c’est surtout Federico Fellini qui est ressuscité par touches : lorsque de joyeux trublions défilent dans les rues calmes du village pour faire la fête ; lorsque Lou Roy-Lecollinet apparaît à l’écran, le regard un peu revêche et provocateur ; lorsque des fresques disparaissent des murs à l’ouverture des sépultures – citation précise de Fellini Roma. Il faut dire que le cinéma de l’artiste italienne se fait sur le lit du néoréalisme. Ainsi, sa fable, loin d’extraire le spectateur du réel, développe en creux des enjeux politiques. Situé dans les années 1980, son film raconte comment un certain tournant matérialiste occidental a gagné les campagnes. De ce fait, tous les personnages – à l’exception d’Italia – semblent corrompus par leurs préoccupations pécuniaires. Les objets, similaires aux personnes, sont désormais à leur tour altérés. Pourtant, en les filmant, c’est-à-dire en les inscrivant dans un temps qui est celui de la contemplation, la réalisatrice suggère qu’ils recèlent des mystères inestimables.

Alice Rohrwacher déroule une partition onirique mais aussi politique. La chimère est définie par son caractère fuyant. Pourtant, les images de Rohrwacher, elles, restent.

  • La Chimère, réalisé par Alice Rohrwacher, avec Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini, Alba Rohrwacher, Lou Roy-Lecollinet. En salles le 6 décembre.