Le made in China n’est pas une simple étiquette. C’est la vie misérable dévouée au travail des jeunes gens que filme Wang Bing dans les usines de confection textile à 150 kilomètres de Shanghai. Jeunesse (Le Printemps), présenté à Cannes, est le premier volet d’une trilogie en cours de fabrication qui pose le problème de l’exploitation ouvrière.

Jeunesse (Le Printemps)
Avec Désordres de Cyril Schaüblin, Notre Corps de Claire Simon mais aussi Les Feuilles Mortes d’Aki Kaurismäki, il semblerait que le travail soit redevenu une question, matérielle et concrète, posée par le cinéma. Le temps des fantasmes associés au travail immatériel et immesurable du capitalisme financier semble révolu. Aux skyscraper des métropoles modernes dans lesquelles pullulent les employés de bureau, Schaüblin, Simon, Kaurismäki et Wang Bing, donc, préfèrent d’autres espaces pour appréhender les effets des changements du monde du travail sur les individus. Les temps dictés par le monde de la finance ont induit un certain type de montage cut, quasi systématique dans le récent Dumb Money (Gillespie, 2023) ou encore le recours fréquent au split screen comme dans The Big Short (McKay, 2015). On a ainsi perdu le sens des continuités temporelles, des rythmes du travail moderne, et de l’usure qu’il engendre. Le film de Wang Bing renoue avant tout avec le souci de saisir l’activité laborieuse dans la durée. Jeunesse est un projet d’une sécheresse radicale qui peut décourager. Il se déroule sur plus de trois heures trente et sera prolongé par deux autres volets d’une durée au moins égale à partir d’un tournage qui s’est étendu de 2014 à 2019, produisant une quantité incommensurable de rush. Par ailleurs, la matière même du documentaire est la répétition des mêmes gestes à une cadence invariable, sur fond de cliquetis assourdissant des machines à coudre. La lenteur n’est pas une posture chez Wang Bing mais une condition de l’observation, un prérequis pour définir la bonne distance entre le cinéaste et son sujet.

La main-outil

Bien qu’il s’agisse d’une machinerie industrielle aux rythmes automatiques, le cinéaste ne filme pas un système mais des individus.

Chez Wiseman, dont les films sont aussi notoirement très longs, la distance est plutôt trouvée dans la fixité des plans et le choix d’une position de témoin silencieux des rouages d’une institution. Dans Menus-Plaisirs, le travail manuel est glorifié en tant qu’il est représenté comme une série de gestes méticuleux, fascinants de précision, et obéissant aux règles d’un art ancestral. Jeunesse (Le Printemps) traite des mouvements du corps laborieux avec une attention similaire – les gros plans permettent d’observer à la loupe le geste textile de reprise, de collage et de patient déplissage du vêtement.À ceci près que Bing filme en équipe réduite –les conditions de fabrication du film sont le produit d’un certain contexte politique que l’on connaît – et utilise une caméra mobile. Il se fait parfois interpeller par les jeunes ouvriers même si ceux-ci semblent avoir accepté sa présence et se prêtent volontiers au jeu de la prise d’images et de son. Bien qu’il s’agisse d’une machinerie industrielle aux rythmes automatiques, le cinéaste ne filme pas un système mais des individus, d’où des plans déséquilibrés, des cadrages tangents, des prises de vue instables. Ce faisant, il capte la vie fourmillante des travailleurs dans une durée qui se construit à chaque moment du film et qui ne se réduit pas aux idées préconçues de ce que serait, au juste, le quotidien d’un ouvrier exploité. Certains moments sont plus significatifs que d’autres : une scène d’intimité dans l’embrasure d’une porte, la tentative de négociation des salaires menée par un groupe avec un patron de mauvaise foi, des conversations sur des projets d’avenir.

Les jeux des enfants

Chez Wang Bing, l’identification des événements saillants du temps de travail repose sur la construction de vrais personnages de cinéma. L’écriture documentaire ici ne sacrifie rien au romanesque et fait exister réellement une jeunesse auquel le film doit son titre songeur. Les grands enfants se chamaillent, se courtisent et jouent aux jeux vidéo, y compris dans les ateliers de confection textile. C’est ainsi que Jeunesse (Le Printemps) trouve sa formidable énergie. Wang Bing ne verse pas dans la déploration ou le misérabilisme social et recourt souvent à un comique du trait. Un des garçons, qui revient le plus fréquemment à l’écran, a une verve gouailleuse qui tranche avec la monotonie des journées de labeur. Il embête sans arrêt ses collègues qui sont aussi ses camarades de jeu. Ainsi, Jeunesse n’est pas conçu comme le Melancholia de Victor Hugo ; il en a l’ambition politique, mais la critique semble se jouer ailleurs. Le travail des enfants a beau être une abomination dans un système capitaliste mortifère dont la Chine est aujourd’hui le meilleur exemple, il n’a pas raison de la formidable pulsion de vie qui anime ces adolescents. Ils sont recroquevillés sur leurs lits de camp, traînent leurs guêtres dans des dortoirs sordides habités par des rats mais sont davantage préoccupés par leurs échanges frénétiques de textos que par la violence sourde dont sont les victimes. En un sens, Wang Bing leur rend une adolescence que la brutalité du travail avait cherchée à leur voler. La temporalité du film est cyclique comme le travail est saisonnier. Bientôt le printemps commencera, les cerisiers seront en fleurs, il sera temps de quitter les ateliers pour rentrer chez soi, dans les régions rurales traversées par le fleuve Yangtze. Une dernière partie de film documente ce retour au pays natal d’un des ouvriers. Le changement de décor est saisissant : des plaines verdoyantes à perte de vue, un silence paisible, l’horizon soudain élargi. Les mots d’Hugo sonnent alors plus cruellement encore… « Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre ».

  • Jeunesse (Le Printemps), un film de Wang Bing. En salles le 3 janvier.