Depuis la pandémie de Covid-19, il est toujours plaisant de se rendre au théâtre pour y voir une salle comble : un phénomène devenu, hélas, trop rare. Dans le cadre du Prix Théâtre 13, j’ai pourtant eu cette chance, et un bonheur d’autant plus vif que celui-ci vise à promouvoir les jeunes compagnies, qui ont rarement l’opportunité d’une telle visibilité. Il faut dire que le sujet de la pièce est dans le vent : Viril(e.s), de la Cie DTM 9.4, questionne la division genrée de notre société en explorant la notion de virilité appliquée aux femmes. Un thème qui a attiré un public extrêmement divers, et tout aussi réactif, qui n’a été avare ni en rires, ni en applaudissements.

La liberté d’être soi

Chaque actrice semble avoir travaillé une représentation différente de la virilité, et du réseau de significations qui l’accompagne.

Le titre est assez trompeur : « Viriles » décrirait mieux le sujet. Car malgré la présence d’un acteur masculin, les cinq personnages principaux sont ceux de femmes cisgenres, dont quatre incarnent une forme de « virilité ». Ou plutôt des formes de virilité, car malgré le point commun à (presque) toutes de ne pas se conformer aux attentes sociales de la féminité, chaque actrice semble avoir travaillé une représentation différente de la virilité, et du réseau de significations qui l’accompagne. Sweat à capuche et « street cred », dureté silencieuse et dominance relationnelle, carrière dans le sport et sociabilité masculine, look androgyne et mise à distance des émotions… Tant de caractéristiques, appliquées aux femmes, tendent à exprimer la même chose : un appel à la liberté de se construire hors des diktats du genre. La liberté de vivre avec ou sans poils, de s’habiller comme on veut, d’aimer qui on veut, de parler comme on veut, danser comme on veut, chanter ce qu’on veut… Les actrices de Viril(e.s) rayonnent de liberté, et leur présence sur scène s’en ressent. Elles pulsent, vibrent, et font vibrer avec elles.

Être libre, est-ce faire ce que l’on veut, ou s’échapper des carcans sociaux ? Peut-on jamais être vraiment libre de ses choix, tant qu’existent les impératifs ?

Une question reste toutefois en suspens. Le seul acteur masculin joue le seul personnage féminin (cisgenre, cela est bien précisé) prônant une soumission à la « féminité » occidentale – une femme présentée comme séductrice, aimant révéler ses formes, se maquiller, rêvant au Prince Charmant et travaillant dans la mode. Une idée de mise en scène pour le moins intéressante. L’acteur performe pourtant une masculinité très classique, en-dehors d’un polo rose qu’on ne pourrait plus aujourd’hui décrire comme antithétique à toute virilité. Mais alors, pourquoi ne pas le maquiller, l’habiller d’une robe, lui mettre des talons ; bref, lui donner les moyens d’incarner réellement ce qu’il prêche ? Serait-ce pour exprimer que la liberté de s’affranchir des normes de genre n’est accessible qu’aux femmes (il est en effet plus rare de voir un homme cis en robe qu’une femme cis en sweat ou en costume) ? Ou qu’une telle forme de féminité n’est pas compatible avec la position défendue dans Viril(e.s), et devient, de fait, irreprésentable ? La question se pose en effet : être libre, est-ce faire ce que l’on veut, ou s’échapper des carcans sociaux ? Peut-on jamais être vraiment libre du choix de s’épiler, se maquiller, porter des talons, tant qu’existe l’impératif de le faire ? Voilà des interrogations fort légitimes, mais on peut déplorer que la pièce n’en effleure que la surface.

La virilité : une solution à la féminité ?

En ce mois des Fiertés, il est d’autant plus visible que bien d’autres modèles existent aujourd’hui que ceux du masculin et du féminin. Alors, pourquoi la virilité ?

Dans Viril(e.s), c’est bien la question de la féminité qui est ainsi posée, malgré le titre. D’une féminité qui se cherche hors de sa propre définition, mais qui demeure un problème de femmes. Problème qui semble trouver sa solution dans son antithèse sociale : la virilité. Ce chemin n’était pourtant pas évident. En ce mois des Fiertés, il est d’autant plus visible que bien d’autres modèles existent aujourd’hui que ceux du masculin et du féminin. Alors, pourquoi la virilité ?

Dans Viril(e.s), ce que nous montrent les actrices et leurs personnages, c’est que, que l’expression de leur virilité soit assumée ou non, choisie ou pas, celle-ci est avant tout protectrice. Nous voyons sur scène ce que nous voyons dans notre quotidien : un monde encore patriarcal, toujours potentiellement dangereux pour les femmes. La virilité féminine s’y présente alors comme un moyen d’auto-défense : intimidation silencieuse pour faire peur aux bandes violentes, drague rentre-dedans pour éviter d’être celle qu’on accoste ainsi, et surtout, ne pas avoir l’air d’une femme féminine, c’est-à-dire d’une femme faible, d’une femme proie. Il n’est alors pas étonnant que le seul personnage semblant regretter son apparence virile soit une lesbienne. Elle déclare même : « Lesbienne, oui je le suis, mais en avoir l’air, ça ça m’insupporte ». C’est que, contrairement aux autres, sa virilité la met en danger en exposant une identité marginale, qui peut lui valoir des représailles. La virilité est-elle alors réellement l’expression d’une liberté d’auto-identification ? Ou est-elle au contraire un mécanisme de défense face à des pressions incessantes, voire une technique de survie en milieu hostile ?

La virilité féminine se présente alors comme un moyen d’auto-défense.

Quoi qu’il en soit, Viril(e.s) pose des limites à la « virilité » en tant que modèle masculin. Entre femmes viriles, le ton monte parfois, et certains mots vont trop loin. La liberté, ce n’est pourtant pas dire tout ce qu’on veut sans se soucier des autres qui nous entourent. Il faut encore exercer un respect mutuel, ou tout le système s’effondre. On nous montre alors que dans le « masculin » tout n’est pas bon à prendre, et qu’il faut séparer le « viril » du « toxique » – une tâche loin d’être aisée, en témoigne l’échec des hommes en la matière (« pas tous les hommes », nous rappellent en chœur les actrices face à une salle partageant un rire complice). Hélas, ce sujet est à l’image des autres dans la pièce : contemporain, piquant, diablement intéressant, mais plus abordé que véritablement exploré. On repart ainsi en souhaitant à la jeune Cie DTM 9.4 le temps et les opportunités d’approfondir son travail, somme toute très prometteur.

  • Viril(e.s), texte et mise en scène de Marie Mahé, présenté en compétition au Prix Théâtre 13 / Jeunes metteur.se.s en scène 2022 .