Figure importante du théâtre japonais contemporain, Kurô Tanino présente cet automne au T2G – Théâtre de Gennevilliers la pièce La Forteresse du sourire, trois ans après y avoir montré The Dark Master et Avidya – L’auberge de l’obscurité. A cette occasion, l’auteur et metteur en scène à la formation de psychiatre a accepté de répondre à nos questions sur son œuvre et sa pratique. Un entretien réalisé à même le hall bruissant du théâtre, où, d’une langue à l’autre, se dessine une conversation sur les relations invisibles, la théâtralité du quotidien, et le rire qui nous protège.
Yannaï Plettener : Vous avez créé une première fois La Forteresse du sourire avec votre compagnie en 2007, pourquoi avoir décidé de la re-créer maintenant ? Qu’est-ce qui rend cette pièce actuelle ?
Kurô Tanino : La pièce aujourd’hui est complètement différente. Il ne s’agit pas d’une re-création, mais plutôt d’une toute nouvelle pièce. En 2007, à l’époque, je faisais plutôt des pièces expérimentales, et j’avais créé cette pièce très quotidienne pour aller aussi à l’encontre de mon penchant pour les propositions expérimentales. Deux facteurs m’ont poussé à faire une nouvelle création de cette pièce. Le premier, c’est d’avoir rencontré les bons comédiens. Le deuxième, ce sont les changements dans la société, surtout japonaise : par exemple le vieillissement de la société, à cause duquel beaucoup de personnes sont obligées de prendre soin de leurs proches âgés. Ou encore la solitude de la vie à la campagne. Ce sont des thèmes qui me touchaient déjà en 2007, mais qui se sont imposés à moi de plus en plus fortement au fil des années. En 2018, j’ai donc décidé de partir de ces questions pour recréer cette pièce.
Vous aviez déjà été invité au Festival d’Automne en 2018 : quelle est votre relation avec la France ? Y a-t-il une différence dans la réception de votre travail entre le Japon et la France ?
Je suis déjà venu deux fois en France auparavant : la première fois c’était en 2016 à la Maison de la Culture du Japon avec la pièce Avidya – L’auberge de l’obscurité, puis en 2018 au Festival d’Automne, pendant Japonismes, avec Avidya et une autre pièce, The Dark Master. Cette année, c’est la troisième fois que je suis invité.
Beaucoup de Français connaissent très bien la culture japonaise, donc il n’y a pas une grande différence. Cela dépend surtout des pièces : pour The Dark Master et La Forteresse du sourire, la réception par le public est à peu près identique. Dans le cas de La Forteresse du sourire, certains spectateurs viennent peut-être même en ayant déjà vu les deux pièces précédentes et connaissent donc déjà mon travail. Mais pour Avidya – L’auberge de l’obscurité, c’était très différent : le public japonais riait, alors qu’en France l’atmosphère restait sérieuse tout du long. Je pense que la différence dans ce cas-là est peut-être due au protagoniste, interprété par un vieil homme de très petite taille. Pour les Français qui le voyaient pour la première fois, c’était peut-être une surprise, et cela a peut-être participé à créer une atmosphère plus tendue, mais les Japonais qui avaient déjà vu mes pièces connaissaient cet acteur.
Le travail du comédien est d’imaginer tout ce qui va l’influencer, pas seulement les autres personnages, mais aussi tout ce qui est extérieur à la pièce et à quoi il est relié.
Vous accordez toujours beaucoup d’attention au lieu dans lequel vos pièces se déroulent, avec des décors très réalistes : une auberge thermale dans Avidya, un restaurant dans The Dark Master. Ici, dans La Forteresse du sourire, le décor est celui de deux appartements mitoyens. Qu’est-ce qu’un tel dispositif scénique vous permet d’explorer ?
J’ai essayé de créer la sensation chez le spectateur qu’il peut avoir une relation avec un endroit qu’il n’a jamais visité, ou avec une personne qu’il n’a jamais rencontrée. Même avec des voisins qui nous sont parfaitement inconnus, il existe une relation immatérielle qui passe par exemple par le biais des sons et des odeurs.
On peut voir La Forteresse du sourire comme une exploration des relations de dépendance entre êtres humains, des liens qui se créent quand on se sent responsable de quelqu’un d’autre, que ce soit un membre de la famille ou un collègue. Le théâtre est-il selon vous l’art le mieux à même de traiter ces relations, de mettre en scène des petites communautés interdépendantes ?
Selon moi, le travail du comédien est toujours d’imaginer tout ce qui va l’influencer, c’est-à-dire pas seulement les autres personnages ou les éléments scéniques, mais aussi tout ce qui est extérieur à la pièce et à quoi il est relié. En ce sens, je pense que le théâtre est le meilleur moyen d’explorer les relations. Ce n’est pas limité aux relations entre les personnages : la vie ordinaire, extérieure, influence aussi beaucoup. Je vous donne deux exemples. On ne peut pas nier le fait que la mine de la personne à l’accueil du théâtre peut avoir une influence sur la façon dont la pièce se montre au public. Une autre chose est le sens que le théâtre, en tant que lieu, lieu particulier, revêt pour les spectateurs : ils vont percevoir la pièce en fonction aussi de la valeur qu’ils donnent à ce lieu où elle se joue.
Il y a d’innombrables relations de ce type. Le rôle des acteurs est d’imaginer ces relations. Dans La Forteresse du sourire, les personnages sont dépendants dans l’histoire d’une seule relation forte, mais les comédiens doivent chercher à explorer non seulement cette relation particulière, mais toutes les autres qui agissent autour.
J’ai tendance à imaginer la vie entière des personnages à partir de leurs petits gestes quotidiens.
La vie quotidienne, et son rythme spécifique, est souvent un aspect central de vos œuvres : qu’y a-t-il pour vous de théâtral dans le quotidien ?
J’adore la vie quotidienne, je préfère les événements ordinaires du quotidien aux événements dramatiques. Par exemple quelqu’un qui se ronge les ongles, ou quelqu’un qui bâille et qui rote. Je suis attiré par ce genre de gestes, car ils me permettent mieux de me projeter dans mon imagination. Personnellement, je vois du dramatique dans le quotidien.
Par exemple, qu’est-ce que provoque l’action d’un comédien qui mange sur scène ?
Il y a un moment, dans La Forteresse du sourire, où un personnage essaie de manger un œuf mais n’arrive pas à l’attraper avec ses baguettes, l’œuf glisse hors du bol et glisse plusieurs fois avant que le comédien ne réussisse à le manger en plantant ses baguettes dedans. J’adore ce type de séquence. Je ne sais pas ce que cette scène peut provoquer, mais à travers un petit événement comme celui-là, on peut s’imaginer que peut-être le personnage n’a pas beaucoup d’appétit, qu’il ne veut pas manger, qu’il a vieilli, qu’il est fatigué, voire qu’il est ivre. C’est cela qui m’intéresse. J’ai tendance à imaginer la vie entière du personnage à partir de ces petits gestes quotidiens.
Dans la pièce, le personnage de Tsutomu déclare à un moment : « J’aimerais passer ma vie à rire, avant de mourir ». Quel est le rôle de l’humour dans votre travail ?
Ma réponse est liée au titre de la pièce, « la forteresse du sourire. » De nos jours, il y a beaucoup de misère dans le monde : la guerre, la famine, les violences sexuelles, les discriminations… Il faut pardonner l’attitude des gens qui ne se soucient pas de la misère du monde. J’ai voulu faire une pièce qui représente des personnages qui se soucient d’un monde qui ne dépasse pas un rayon de 30 cm autour d’eux, et qui ne regrettent pas de vivre et mourir comme ça.
Désormais, Internet est omniprésent, j’ai moi-même beaucoup d’occasions de travailler à l’étranger, et j’ai l’impression qu’une attitude nous est imposée : tout le monde doit se sentir concerné par toutes les misères du monde. Il faut tout savoir, et il ne faut pas détourner son regard de ces misères. Ce sont des valeurs partagées globalement. Ce n’est pas quelque chose de mauvais, mais je souhaitais montrer qu’il y a toujours d’autres personnes qui ne partagent pas ces valeurs. Je voulais décrire la profondeur et la beauté de la vie quotidienne de ces personnes.
Est-ce qu’il faut protéger le rire ou bien est-ce que c’est le rire qui nous protège ?
C’est le rire qui nous protège. (il réfléchit) Oui, c’est bien ça !
La scène se passe dans un village côtier. Toujours présente, toute proche, quelque part dans le hors-champ, la mer et son immensité noire. En guise de forteresse, nous nous trouvons face à une maison divisée en deux appartements – studios mitoyens hyper-réalistes où se déploient les quotidiens de deux micro-communautés. A gauche, un vieux pêcheur et ses jeunes collègues jouent, mangent, blaguent et se disputent tous les matins au retour du travail. A droite, un employé municipal, aidé par sa fille, prend soin de sa mère atteinte d’Alzheimer. Deux univers qui, sans pourtant dialoguer directement, se répondent et se font écho : concomitance que nous embrassons d’un seul regard. Tout la singularité de La Forteresse du sourire réside là, dans la fine cloison du dispositif scénique qui témoigne à la fois de la séparation et de la proximité – interstice de réalités parallèles.
Kurô Tanino construit sa pièce avec la même minutie avec laquelle il construit son décor : chaque dialogue, chaque geste, tels des touches de pinceau, participent à créer l’image de ces vies minuscules, dans toute la profondeur de leur ordinaire. Mais au-delà du réalisme de la représentation des classes populaires ou moyennes du Japon rural, la subtilité de l’écriture fait émerger à la surface les fleuves souterrains de l’existence. C’est dans les répliques retenues et les monologues silencieux que se font jour la précarité, la solitude, partagées par tou.te.s tel un fardeau commun. Face à cela, il y a la communauté, si petite soit-elle, par laquelle on prend soin des autres, et, ce faisant, de soi-même : c’est offrir un cadeau au voisin, cuisiner une soupe pour sa famille endormie, rire et faire rire.
A la fois dépendant.e.s et responsables les uns des autres, les comédien.ne.s tissent cet ensemble de relations avec une remarquable précision et un grand engagement. Par leur présence ouverte, iels viennent donner toute sa justesse à la pièce, aussi bien dans les scènes collectives si proches d’interactions réelles que dans les moments plus rares où la poésie fait irruption – ainsi dans une belle scène nocturne parallèle de lecture d’Hemingway et de visionnage de western, en solitaires (mais ensemble, à nos yeux). Et, à voir la grande émotion qui les étreint au moment de saluer, on devine qu’elleux non plus, cette traversée ne les laisse pas indemnes.
La Forteresse du sourire
Texte et mise en scène : Kurô Tanino
Jusqu’au 28 novembre au T2G – Théâtre de Gennevilliers
Les 3 et 4 décembre au CDN d’Orléans / Centre Val-de-Loire
L’entretien, du japonais au français, a été rendu possible par l’aide précieuse de Yuriko Kobayashi et Mai Kumamoto.