Du 11 au 13 mai, le Festival Actée posait bagages au Nouveau Gare au Théâtre de Vitry-sur-Seine pour présenter les créations des six compagnies émergentes accompagnées par ce dispositif mené par Laura Pardonnet, Camille Tirollois et Emma Gadbois. Tout au long de l’année 2022-2023, six projets portés par des metteur·euses en scène étudiant·es ont bénéficié d’une formation – sous la forme d’un parrainage par des lieux et des professionnel·les du spectacle vivant – visant à accompagner leur émergence.
Miroir de la création contemporaine, le Festival Actée défend dans sa « constellation » des projets audacieux, qui se jouent des codes et inventent des expériences inédites. On a pu en avoir un aperçu en assistant aux deux représentations du 12 mai, À travers les néons et Deux hommes, respectivement présentés par le Ça va pas bien collectif et la compagnie Tous croient toujours. Deux spectacles exigeants, qui, avec acuité et singularité, mettent en mots et en images une tentative de définition d’un désespoir contemporain.
À travers les néons – Ça va pas bien collectif
C’est le miroir grossissant d’un monde en proie aux contradictions de son impudeur.
À travers les néons est une fascinante traversée visuelle et sonore de l’intime, le miroir grossissant d’un monde en proie aux contradictions de son impudeur. Librement inspiré du film de Steven Soderbergh Sexe, mensonge et vidéo, cette proposition du Ça va pas bien collectif trouve toute sa puissance dans la forme théâtrale, écran privilégié de nos tendances voyeuristes. Un large panneau nous sépare du plateau : pourtant, nous sommes immédiatement plongé·es dans le secret. Une femme nous parle, ou peut-être qu’elle ne s’adresse pas à nous, mais nous ne pouvons pas ne pas l’entendre. Elle dit (et chante) une grande partie d’elle-même, de son désir, de ses fantasmes, elle met des mots sur ce à quoi nous ne devrions pas avoir accès.
Le trouble s’installe très vite autour de son identité : elle est à la fois ce personnage inconnu et la comédienne qui l’interprète (l’impressionnante Morgane de Vargas), jouant parfois son propre rôle. De son canapé en plastique où elle parle de son amant à ce large écran où on la voit rejouer une scène de casting dérangeante, en passant par cette télévision posée au sol où l’on distingue des parties de son corps enserré par les cordes de shibari, la comédienne se matérialise dans des réalités parallèles et embrumées. Face à ce « rôle » de comédienne, qui serait celui de l’intimité bousculée et de l’identité troublée, nous sommes pris·es tant d’empathie que d’un sentiment d’impuissance : nous sommes les témoins silencieux d’une violence psychique et physique qui ne s’entend que dans le murmure, l’hésitation, le silence.
Le malaise s’installe insidieusement et questionne avec une grande exigence notre position de spectateur·rices.
Face à ces fragments d’extimité où les barrières de l’intime et de la pudeur explosent, le malaise s’installe insidieusement et questionne avec une grande exigence notre position de spectateur·rices. Cette expérience théâtrale est celle d’un seuil : celui du réel et de la fiction, de la pulsion et du discours, du convenable et de l’indécent, de l’intime et du politique. Cette proposition, présentée ici sous forme de maquette, attise la curiosité et saura sans nul doute confirmer sa singularité dans une forme plus longue.
- À travers les néons, une création du Ça va pas bien collectif conçue, mise en scène et scénographiée par Matthieu Baquey avec la collaboration dramaturgique de Casseline Gilet, et interprétée par Morgane de Vargas.
Deux hommes – Compagnie Tous croient toujours
Ce spectacle invite la danse et le mouvement des corps d’hommes à résonner avec leurs monologues-métamorphoses.
La compagnie Tous croient toujours s’attache à observer les contours des masculinités en se projetant dans des temps et des lieux étrangement familiers, à la frontière entre le mythe et le réel. Dans ces paysages visuels et verbaux à l’originalité intrigante, des hommes parcourent un chemin : le premier est un torero, les trois suivants sont bergers. Construit en diptyque, ce spectacle invite la danse et le mouvement des corps d’hommes à résonner avec leurs monologues-métamorphoses entre hardiesse et tourmente, fantasme et souvenir, humanité et bestialité.
« J’irai vers là où je me sais attendu » : c’est la parole annonciatrice d’Antonio, le jeune torero qui se prépare à rejoindre la ville et son arène. Tapant le sol du pied, écrasant le fruit juteux entre ses doigts et ne lâchant pas le regard vers ce destin qui l’attend, il est à la fois le matador et le taureau, le bourreau et la bête ensanglantée. Il a tous les âges, il a parcouru toutes les époques : il porte en lui une forme d’absolu. Dans une deuxième partie, après l’intervention d’une étrange chimère flûtiste dont la présence fugace laisse le sentiment d’une illusion ou d’un rêve, trois bergers se réveillent par des gestes minimes mais puissants, à l’harmonie silencieuse : ils comptent lentement les moutons, puis courent, crient et se lavent le visage. Eux aussi sont traversés par un infini, à la fois héros d’un rituel mythologique, figures de la Renaissance et jeunes hommes de notre contemporanéité.
Les voix et les corps dansants de ces hommes sont un seul et même écho des fantômes du passé.
La force de Deux hommes se joue dans la précision et l’attention portée à ces images, où la poésie du mouvement rejoint toujours celle des mots. Les deux langages se construisent en parallèle et jamais indépendamment l’un de l’autre : les voix et les corps dansants de ces hommes sont un seul et même écho des fantômes du passé, des figures de masculinité sur lesquelles nous avons construit notre humanité. Décodant ces héritages, la compagnie Tous croient toujours propose une très intéressante traversée d’une mythologie contemporaine, aux échos de rituels et au goût de sacré.
- Deux hommes, une création de la compagnie Tous croient toujours écrite et mise en scène par Louise de Bastier avec la collaboration de Rachel de Dardel et Matteo Renouf, scénographiée par Olga de Bastier, mise en lumières par Oriane Trably et interprétée par Théo Adell, Louis Affergan, Matteo Renouf et Marie Laplane.
Dans ces deux propositions très différentes esthétiquement on retrouve finalement une même forme d’obscurité, l’une dans son ultra-réalisme troublé et l’autre dans son irréalisme poétique. Chacun à leur manière, ces deux collectifs se posent la question d’une direction à prendre : où aller aujourd’hui ? Par rapport à hier et sans savoir ce qui se passera demain ? En portant une grande attention à tout ce qui fait théâtre, symptôme d’une exigence artistique et fruit de denses réflexions dramaturgiques, ces projets forment un aperçu fin et ambitieux de la jeune création contemporaine.
En permettant à cette émergence de se révéler et en proposant des conditions pensées pour les jeunes compagnies, les dispositifs d’accompagnement comme Actée confirment leur importance.
- Au cours de ce festival, il était également possible de découvrir le travail très intéressant de quatre autres compagnies : Oussama, ce héros, de la compagnie Ultimato, Les pleurs s’honorent de la compagnie Batteries d’entrailles, Inconnu·e·s du collectif Embuscade et Les Tournesols de la compagnie Les Orageuses.