Après la journée consacrée aux collégiens – première initiative d’une longue série pour séduire le jeune public –, puis celle dédiée aux professionnels du milieu littéraire, le festival Étonnants Voyageurs s’est officiellement ouvert samedi 7 juin, dans le Palais du Grand Large, face à la Manche. L’inauguration s’est déroulée sous l’égide de la liberté, liberté défendue par le festival cette année plus encore que par le passé ainsi qu’ont tenu à le rappeler le maire de Saint-Malo, Gilles Lurton, et le président d’Étonnants Voyageurs, Jean-Michel Le Boulanger.

Une fois les discours de rigueur clos, place aux mots des auteurs ! Face à Olivia Gesbert et à ses questions aussi amples que précises, Lauren Groff, l’autrice américaine qui brave ses peurs, tenant farouchement tête à Donald Trump et à ses Républicains, Djamila Ribeiro, une autrice noire-brésilienne dont l’intersectionnisme est mû par une soif de liberté toujours plus grande, Paul Lynch, lauréat du Man Booker Prize 2024 pour son Chant du prophète, et Leila Slimani qui tient à rappeler que « notre liberté d’expression nous oblige ». Avec elle, le devoir de raisonner, toujours, et quel meilleur levier que les livres pour nous éclairer, dans l’obscurité naissante ou au cœur de la nuit, les mots continuant à résonner dans les rues malouines après la tombée du jour, soir après soir, lecture après lecture ? 

Entendre bruisser le monde

Donnant le la pour le week-end à venir, cette première rencontre bruissait d’accents et de langues envoûtantes, anglais, portugais brésilien, français assuré et français teinté de sonorités américaines se mêlant tandis que les interprètes venaient nous guider d’une idée à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une influence à l’autre – 1984, Toni Morrison, Simone de Beauvoir et Chimamanda Ngozi Adichie sont apparus au détour d’une phrase ou d’une rue, symboles à toujours garder en mémoire. Plus tard s’ajouteraient la langue heurtée d’Andreï Kourkov qui s’élève habituellement de Kiev, celle, colorée, du Québécois Sébastien Dulude, les mots chantants des écrivains et des réalisateurs arméniens, libanais, irakiens, et ceux de tous les autres, le chœur français se faisant lui aussi entendre. Lola Lafon, Philippe Collin, Neige Sinno, Minh Tran Huy – lauréate du prix de cette édition du festival – et une kyrielle de noms évocateurs de belles pages se tenaient là, ouvrant la discussion avec leurs lecteurs et avec le reste de la planète. 

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Étonnants Voyageurs, c’est avant tout un espace de dialogues, l’occasion d’entendre les échos entre les médiums artistiques – littérature, septième et neuvième art, musique –, entre les pays et les littératures, de défendre la singularité de chacune et de chacun dans un monde de plus en plus mondialisé où le cinéma et les livres s’érigent comme remparts démocratiques. 

La liberté pour maître mot, Paul Lynch en invité d’honneur pour la défendre et le Brésil comme pays central de cette édition 2025, terre où les mots montent de la forêt autant que des villes, et des minorités – même si Daniel Munduruku, écrivain brésilien appartenant au peuple Munduruku, précisera que la véritable bibliothèque des populations indigènes, c’est la forêt, et que détruire la forêt pour créer des bibliothèques en béton et faire entendre les voix de ces minorités leur paraîtra toujours étrange, à lui et aux siens. La complainte de la nature flotte au-dessus de la canopée et elle aussi s’est faite par instants reine de ces trois jours, forêts canadiennes impénétrables, mangroves sud-américaines ou étendues américaines sans fin redevenant le cœur palpitant des livres nés des arbres et brandis ici et là, vendus au Salon, dédicacés par les auteurs, exhibés sur la plage. 

Voyager de mots en mots ; errer de rue en rue

Depuis la presqu’île du Clos Poulet, confins nimbés de la sourde mélancolie dont Mathias Enard nous parle dans le premier volet de sa quadrilogie géographique (lauréat du Prix Joseph Kessel, remis à cette occasion), le festival regarde vers le large et les terres lointaines, colonisant la cité corsaire. Il s’étend entre la mer et les remparts, s’y perchant pour investir la Maison du Québec ou se nichant au pied de la ville fortifiée, laissant les embruns et un souffle de liberté gonfler les pans de toile du Salon du livre, balayer le vent mauvais qui tourbillonne en Ukraine, en Palestine, et même en Occident, en Europe comme en Amérique. En cela, il est à l’image des livres défendus ici, ceux de tout horizon et ceux qui dérangent plus encore, parce que « l’art doit être dangereux » martèle Lauren Groff, libraire résistante qui s’est fait protectrice des livres censurés aux Etats-Unis. 

Les écrivains sont devenus vigies des temps présents et des temps passés, rappelant les génocides fondateurs de nos pays occidentaux et annonçant ceux à venir. C’est aussi ce que mettent en avant les autres auteurs américains, ceux qui se tournent vers le passé, comme elle, ou ceux qui se tournent vers le futur et essaient d’écrire « tant un avertissement qu’une carte de route pour les années à venir », pour reprendre les termes de Stephen Markley. N’étant certes pas le centre névralgique du festival, le Nouveau Continent et les soubresauts anti-démocratiques qui le secouent plus que jamais ont illustré jour après jour la raison d’être de ces rencontres, exemple concret de ce que l’art tente d’empêcher, de freiner, ou, a fortiori, de renverser – les pages et le celluloïd pour la démocratie, à défendre à plumes et à cris.