Après une grande audition au Maroc en 2018, quinze jeunes acrobates ont été choisi·es pour constituer la nouvelle équipe du Groupe Acrobatique de Tanger. Ensemble, ils et elles ont créé le spectacle Fiq ! (Réveille-toi !), mis en scène par la circographe Maroussia Diaz Verbèke (Le Troisième Cirque) et présenté en ce moment à La Villette. Associant des disciplines multiples et rares (acrobaties à moto, foot-freestyle, breakdance…) et des atmosphères à la fois clownesques et gracieuses, Fiq ! parvient à trouver une poésie de la joie, bien loin d’être naïve. C’est une joie militante qui se diffuse dans les rangs de cette jeunesse libre qui se sert de tous les moyens dont elle dispose pour se raconter, en entier.

Manifeste

Quelque chose va se libérer dans ces corps qui ne veulent plus marcher en ligne droite.

L’entrée des quinze membres du Groupe Acrobatique de Tanger sur la scène se fait dans une certaine solennité. Ils et elles sont vêtu·es de noir, le visage neutre. Les acrobates traversent le plateau, plusieurs fois, de gauche à droite puis de droite à gauche, se frôlant les un·es les autres et laissant parfois s’échapper une pirouette de leurs trajectoires. Mais cette scène d’introduction se distord rapidement : les mouvements se figent, se dédoublent et se rembobinent, comme les vinyles manipulés par un DJ au bord de la scène. Quelque chose va se libérer dans ces corps qui ne veulent plus marcher en ligne droite.
Le spectacle peut alors véritablement commencer : grâce à une utilisation très originale de la vidéo, empruntant aux codes des réseaux sociaux, le générique se met en route et annonce, en arabe et en français mais aussi en emojis et en hashtags, tout ce à quoi nous allons assister. On retrouve ici l’effet de liste, de profusion et de liberté de 23 fragments de ces derniers jours, un autre spectacle circographié par Maroussia Diaz Verbèke (à retrouver en décembre au Théâtre Silvia Monfort). Cette grande introduction, pas moins acrobatique que le reste du spectacle, permet également de mettre en lumière chacun·e des interprètes. Les noms défilent et, s’il est difficile de tous les attraper, on retient tout de même des détails et des petits fragments de leurs individualités, qui forment un collectif virtuose et généreux.

Débordements chromatiques

Ici, les acrobaties s’inspirent et s’infusent de tout ce qui peut leur donner de la couleur. La bande-son construite en live par le musicien DJ DINO ouvre un dialogue inédit avec les corps des acrobates, souvent teinté de malice et d’ingéniosité. Outre les narrations multiples qui se créent grâce à une discographie aux inspirations temporelles et géographiques très diverses, il y a parfois quelque chose de la bande-dessinée ou du dessin animé dans les bruitages « scratchés » du DJ, auxquels répondent certaines performances clownesques des interprètes. La discipline (rare) du foot-freestyle, emprunte par exemple à la pantomime avec beaucoup d’humour. Dans Fiq !, on se promène toujours au bord de l’enfance, de ses jeux et de son innocence, pour ne pas en oublier les couleurs.

La vitalité se diffuse progressivement, comme une tâche d’encre fluorescente qui gagne du terrain sur le sol, les murs, les corps…

La représentation de cette peinture en mouvements, le Groupe Acrobatique de Tanger l’a confiée à l’artiste Hassan Hajjaj, l’une des figures du mouvement « pop art » marocain, qui signe ici la conception des costumes et de la scénographie. Les couleurs se révèlent et la vitalité se diffuse progressivement, comme une tâche d’encre fluorescente qui gagne du terrain sur le sol, les murs, les corps… C’est un univers visuel très original qui entoure avec beaucoup de justesse les acrobaties elles aussi de plus en plus libérées et colorées.

Figer l’instant

Construire un spectacle en groupe, à une époque et dans un lieu donné, c’est toujours avec l’idée de garder une trace. Ici, le Groupe Acrobatique de Tanger en fait une promesse littérale : pour conserver des archives de leur passage, les circassien·nes dessinent les contours de leurs propres mouvements comme des métonymies de leurs individualités. Tandis qu’une acrobate en équilibre dessine, au marqueur fluo, le contour d’un mot sur une pancarte, une autre griffonne sur une feuille blanche les trajectoires d’un acrobate en plein saut. L’écriture a ici quelque chose de sacré : le tracé est tout aussi important que le mot, et tout devient pancarte, si ce n’est slogan.

Les un·es et les autres prennent le micro et figent leur réalité avec sensibilité.

Avec une joie communicative, les quinze acrobates se réapproprient leur propre voix : dans ce monde-là, on a le droit de prendre le micro pour dire quelque chose, pour chanter, pour rester silencieux… Simplement pour être, quelle que soit sa parole. Il y a une parole commune, bien sûr, celle d’une génération qui affirme sa liberté (en se « volant » par exemple sa voix grâce au lip-sync), mais aussi des paroles de soi, absurdes et poétiques. Il s’agit notamment d’inventer des mots qui n’existent pas : dans un temps suspendu, les acrobaties s’interrompent et les corps redescendent de leurs pyramides. Les un·es et les autres prennent alors le micro et décrivent ces sensations qui n’ont pas encore été nommées, comme l’irrépressible besoin de danser, et figent leur réalité avec sensibilité.

À l’aide de l’autodérision, de la poésie et de beaucoup de couleurs, Fiq ! réaffirme le droit à une révolte joyeuse. On se sent profondément proches de ces artistes talentueux·ses et uniques, qui n’ont pas peur d’affirmer leur originalité et de se réapproprier leurs voix et leurs mouvements. Le Groupe Acrobatique de Tanger nous invite à vivre avec eux une expérience émancipatrice, presque irrévérencieuse, puissante et sincère.

• Fiq ! (Réveille-toi !), un spectacle du Groupe Acrobatique de Tanger mis en scène par Maroussia Diaz Verbèke, avec Mohamed Takel (acrobate au sol), Samir Lâaroussi (porteur), Hamza Naceri (acrobate au sol), Hammad Benjkiri (porteur), Manon Rouillard (voltigeuse, équilibre, acrobate au sol), Youssef El Machkouri (porteur, acrobate au sol), Ayoub Rouifi (acrobate au sol), Hassan Taher (acrobate au sol, équilibre), Bouchra El Kayouri (acrobate aérienne), Aboubakar Sidiki Hamidou, Ayoub Maani (breakdanseur, acrobate), Zhor El Amine Demnati (danseuse hip-hop), Ilyas Bouchtaoui (footfreestyle, danseur), Achraf El Kati (acrobate au sol), Jemma Sneddon (voltigeuse, acrobate), Jean-Mario Milanese (porteur, acrobate) et DJ DINO. À La Villette (Espace Chapiteaux) jusqu’au 2 décembre 2023.

Crédit photo : © Richard Haughton