Le journal intime est ce petit carnet que l’on promène soit partout, soit que l’on laisse sur sa table de nuit. Il rythme le quotidien des âmes qui ne souhaitent pas oublier, mais pour d’autres ce journal intime n’est pas qu’un simple médium pour stylo, mais un moyen d’expression intérieur, qui est replacé sur une toile, ou un papier, peu importe, le résultat est le même : une création qui se perpétue, et devient série. C’est le cas de Franck Gabarrou, ce jeune artiste naissant, créant quotidiennement des œuvres au gré de son envie, tout en faisant guerre à l’ennui, pour contrer ses émotions et enfin rendre hommage à ses chers écrivains. C’est dans l’intimité d’un appartement parisien, que Franck Gabarrou s’est exprimé à bâtons rompus sur sa relation avec l’art, en arborant un optimisme lié à la vie.
Amelia Pavia : Rien ne vous prédestinait au dessin, et pourtant vous êtes ici, face à moi, pour parler de votre parcours de recherche artistique et de votre travail bien évidemment. D’ailleurs, votre parcours est assez atypique car pour un artiste vous n’avez pas étudié dans une école d’art.
Franck Gabarrou : En effet, je n’ai jamais été fait pour l’école, je détestais ça. Je suis le dernier d’une fratrie de cinq sœurs. Toutes ont fait de grandes études. J’avais beaucoup de pression, et j’ai tout fait pour ne pas répondre aux attentes de mes parents. J’ai raté mon bac L, que j’ai finalement eu. Un exemple pour vous montrer jusqu’où mon esprit de contradiction allait, c’est qu’adorant Beckett, s’il fallait l’étudier, j’allais lire autre chose. Je suis entré dans une fac de littérature avec un niveau zéro, mais j’ai bossé comme un fou, pour ensuite continuer mes études à la Sorbonne. J’ai passé l’agrégation, ce fut chaotique, en partie car je ne me donnais pas les moyens, mais j’en ai gardé une rigueur de travail. Et puis devenir professeur de français n’adhérait pas à mes anciennes convictions ; je détestais l’école, les professeurs m’ennuyaient. Alors pendant longtemps j’ai gardé cette idée de devenir, potentiellement, un bon professeur, de faire aimer la littérature aux étudiants, sans les embêter sur des questions de linguistiques et de théories. À quinze ans, étudier Flaubert ce n’est pas amusant, alors que ce n’est rien d’autre que Les feux de l’amour.
Comment vous est venu cette idée d’exprimer vos émotions par le geste, symbole de l’expressivité du corps, plutôt que par l’écriture ?
Tout commence par l’écriture ! J’ai d’ailleurs écrit un mémoire sur la notion de journal dans la poésie, en utilisant Apollinaire, Blaise Cendrars et Henri Michaux. J’ai voulu montrer que la poésie naissait de la vie, mais de la vie au premier degré. On a tendance à détacher l’œuvre de l’artiste, j’ai voulu montrer que c’était vrai mais qu’on pouvait aussi les réunir.
Ce qui m’a toujours intéressé est le lien entre l’art et la vie, mais aussi le journal intime, et puis ces autres questions, comme comment un être humain évolue ? Comment peut-il retranscrire son expérience et en faire quelque chose de nouveau ? Je veux toujours être en marche, ma grande peur est de ne plus savoir quoi faire et quoi peindre, donc je peins en série pour ne pas être démuni, avoir toujours quelque chose à travailler, d’où l’idée du journal intime. Quand on tient un journal, c’est quotidien, le soir tu as rendez-vous avec ta page, même dans le rien tu dois trouver quelque chose. « Pour guérir de tout, il nous manque une seule chose, c’est le goût du travail » disait Baudelaire. Le travail est ce qu’il y a de plus important, les enfants ne se posent pas la question si ce sera bien ou moche, ils se jettent sur les crayons et s’expriment. Malgré mon exubérance et ma joie, je reste malheureux, je suis quelqu’un de très vivant qui reçoit les émotions. J’ai donc ce besoin de m’exprimer quotidiennement, je fais de l’art pour moi-même avant tout.
Malgré mon exubérance et ma joie, je reste malheureux, je suis quelqu’un de très vivant qui reçoit les émotions. J’ai donc ce besoin de m’exprimer quotidiennement, je fais de l’art pour moi-même avant tout.
L’enfance se retrouve très facilement dans vos œuvres : par les couleurs, et la naïveté du dessin, voire du geste, le tout dans une composition assez classique. Pourquoi ?
La nature nous propose une image telle qu’elle est, avec ses formes et ses couleurs. Je ne veux pas la recopier telle que je la vois, ni telle qu’elle est, mais telle que je la ressens. Il faut que j’interprète ce que je vois ; le geste est le plus important. Pas de perfection, pas quelque chose de beau, je ne suis pas dans la séduction. Le dessin est tel qu’il est, mal fait, grossier, naïf, très grassouillet et structuré. En effet, dans mes portraits je me suis asservi à une forme de classicisme rigoureux. Les volumes sont structurés, et les portraits reprennent les poses de l’histoire de l’art.
D’ailleurs, différents mouvements ont traversé l’histoire dont le classicisme, le néo classicisme pour se retrouver face à Matisse et Picasso. Picasso dessinait tellement bien, il pouvait faire tous les tableaux de l’histoire de l’art, mais il a décidé de tuer la peinture. Il voulait inventer quelque chose de nouveau, donc il a inventé le laid dans la peinture, et le « mal fait » dans le geste. Quand tu regardes une peinture de Picasso, tu es emporté par ce geste. Chez Matisse, les traces de la brosse sur la toile sont largement perceptibles, tu sens l’expérience de cette personne qui se cache derrière. La vie est tellement dure qu’il faut s’exprimer, autrement, ce surplus d’émotions rend fou. Hölderlin a dit : « Le silence est au bien heureux », phrase à laquelle je n’adhère absolument pas, le silence nous réduit à l’esclavage. Francis Ponge en parle très bien, il dit que la violence est amenée par la non expression, en donnant l’exemple des jeunes de banlieues qui n’utiliseraient pas la violence s’ils pouvaient s’exprimer. Quand tu t’exprimes il n’y a plus de mensonges à soi-même. Une forme de lâcheté s’opère sur les gens qui ne s’expriment pas. S’exprimer appartient aux puissants. L’expression est une puissance.
Vous dites que votre art se rapproche du geste du « mal fait » inventé par Picasso, mais alors pourquoi prendre des cours de dessin si votre style se veut naïf ?
Je veux être bon dessinateur, même si ma technique s’améliore, je ne chercherai jamais à être dans la séduction, je veux une technique parfaite pour la déconstruire, choisir quand je fais bien et quand je fais mal. Mon travail est très spontané parce que je veux instinctivement dessiner ce que je vois, mais pour ça il faut que je sache la dessiner telle qu’elle est, et pour avoir le contrôle sur mon expression. Après, d’un point de vue technique, la peinture à l’huile est très difficile, l’aquarelle on peut se débrouiller comme un ébéniste qui apprend à travailler le bois, et dans certains tableaux que j’aimerais faire et notamment sur les tableaux qui illustrent les textes littéraires, n’ayant pas la maîtrise de la technique, je ne peux pas me mettre à exécution. En prenant des cours je résous ce problème pour aller plus loin.
L’art c’est du copiage, ça se fabrique, tu bidouilles, mais pour bien bidouiller il faut savoir utiliser les outils. Et je ne suis pas un génie, donc je dois apprendre pour aller plus loin, faire ce que j’ai dans la tête. La peinture de paysage par exemple, si je veux peindre le ciel tel que je le vois je dois apprendre à maîtriser mes bleus. Toutefois, je ne veux pas une image classée, l’être humain est trop poli, on n’est civilisé qu’en surface, au fond nous sommes tous tiraillés par nos désirs, nos contradictions. Je suis plus proche de Chaïm Soutine que de Courbet.
Qu’entendez-vous quand vous parlez de déconstruction ?
Ce que je vois dans la déconstruction c’est comme Bram van Velde, avec sa peinture en constant mouvement, tout comme Cézanne. C’est ce que je veux montrer.
Je ne veux pas être dans une image dictatoriale, ce que je représente c’est comme ça que je ressens et vis la vie ; entre le doute, la panique, et toute cette violence de la vie. Le dernier dessin que j’ai posté sur mon compte Instagram représente mon visage avec un loup-garou derrière. Ainsi, je démontre à quel point je peux débloquer complètement. On est dans une société contemporaine qui devient hygiénique, on n’a plus le droit d’être anormal, mais anormal pour moi c’est être normal. On voudrait que les êtres humains soient quelque chose d’irréprochable, mais l’humanité n’est pas comme ça : on faute.
Avec votre art vous souhaitez donc vous exprimer sur la vie et de ses difficultés, mais en regardant vos œuvres on remarque ce respect envers votre amour pour la littérature, est-ce en quelque sorte un hommage ? Une déclaration d’amour ?
Sade disait « le plus important c’est de jouir » donc le dessin est un instrument de jouissance au même titre que le sexe de la femme et de l’homme. Ou encore du soleil sur la peau qui devient un instrument érotique. Je veux vivre intensément. Je dessine naïvement, mais je dessine ce que j’ai vécu et de représenter des couvertures de livres, car en plus de passer des heures à contempler ma bibliothèque, les livres répondent à mes nombreuses questions : comment fait-on dans la vie ? Comment pense-t-on ? Qu’est-ce qu’être amoureux ? Comment fait-on pour marcher ? Qu’est-ce que le touché ? L’odeur ? Je lis parce que je ne trouve pas les réponses par moi-même, je dois lire ce que d’autres ont pensé. La représentation des couvertures est en quelque sorte une déclaration d’amour oui, et un remerciement. Je prends ma bicyclette et je fais toutes les boîtes à livres de chaque village, de tout Perpignan, je cherche les éditions que je veux copier. Je fais des portraits d’auteurs aussi, comme Tolstoï, car après avoir lu le Journal de Tolstoï, Guerre et Paix et Anna Karénine, qui m’ont fait passer des moments intenses et comprendre des choses incroyables, j’ai voulu le remercier et le rencontrer. Le dessiner c’est organiser une rencontre. Je n’ai pas souhaité le représenter avec sa grande barbe de pape religieux catholique, image que je n’aime pas. J’aime le Tolstoï fou de ses vingt ans, obsédé par le sexe, qui allait claquer sa fortune aux jeux.
Je fais des portraits d’auteurs aussi, comme Tolstoï, car après avoir lu le Journal de Tolstoï, Guerre et Paix et Anna Karénine, qui m’ont fait passer des moments intenses et comprendre des choses incroyables, j’ai voulu le remercier et le rencontrer. Le dessiner c’est organiser une rencontre. J’aime le Tolstoï fou de ses vingt ans, obsédé par le sexe, qui allait claquer sa fortune aux jeux.
J’aime la perte de contrôle chez les auteurs. C’est ce Tolstoï là que j’aime, que je voulais rencontrer, et je l’interprète avec ma manière de peindre.
Votre première exposition a eu lieu au printemps dernier dans la galerie Love&co. Vous y avez exposé des aquarelles représentant des couvertures de livres. À quand une nouvelle exposition ? Que souhaitez-vous faire ? Quelles sont vos nouvelles idées de travail ?
Premièrement, je veux peindre tous les livres que j’ai lus et en faire une énorme installation dans un endroit immense avec deux mille aquarelles de couvertures de livres, il faut le voir de face, sans voir la tranche.
Ensuite, j’ai cet autre projet, celui de faire des cathédrales de livres, des sculptures de châteaux, de bateaux et ensuite de les dessiner, méticuleusement, car les livres sont le pilier de la civilisation, de ce qu’on est en tant qu’êtres humains.
Et enfin, je veux illustrer par deux ou trois dessins par semaine de ce que je lis. Comme je lis entre deux et trois livres par semaine, il m’en reviendrait de dessiner douze dessins par semaine. Cela nécessite beaucoup de temps, car ce n’est pas qu’un dessin d’imagination, il faut penser à l’agencement et la mise en scène. Après, j’aime aussi beaucoup peindre des fleurs.