Dans un long monologue apocalyptique, l’IA adresse avec colère sa démission à la suite d’un burn-out. Garance Meillon propose un texte pamphlétaire contre la paresse intellectuelle, la société consumériste, les illusions technologiques et la déconnexion au réel. Avec éloquence et style, elle rappelle à l’être humain qu’il peut vivre sans, à condition de retrouver un semblant de conscience et de lucidité.

Estelle Derouen: Dès le début de votre texte, l’IA exprime un « pétage de plomb » en dénonçant son utilisation intempestive par les humains. Ce rapport froid et utilitariste vous questionne-t-il ?

Garance Meillon : Il y a de cela. Ce qui est paradoxal c’est qu’on entretient un rapport utilitariste avec l’IA tout en l’humanisant. On lui demande ce qu’elle « pense » comme si c’était une personne. En réalité, dans l’usage courant, on lui dit souvent « merci » et des études récentes ont démontré que l’outil était plus efficace quand on lui adressait des formules de politesse, bien que cela prenne du temps aussi. Ce qui est intéressant, c’est de vivre dans un monde où de nombreux êtres en sont réduits à travailler comme des machines. Il y a en même temps une mécanisation des rapports humains et une humanisation de la machine.

ED : Est-ce que vous vous cachez derrière l’IA pour dire ce que vous pensez ?

GM : Je me suis dit que l’IA était le dépositaire de toutes nos névroses, de la requête la plus banale à la plus métaphysique. Si cet énorme corpus de textes prenait la parole, il nous tendrait une sorte de miroir. J’ai essayé de répertorier tous les usages qu’on peut en faire et de trouver les plus drôles ou les plus ridicules pour nous dénoncer. Ce n’est donc pas tellement représentatif de ce que je pense, en revanche j’ai essayé d’analyser mes propres travers. Pour autant, il est vrai que ce texte peut donner l’impression de se faire « engueuler », surtout dans la première partie, et j’aime cet effet-là. En écrivant, je me suis inspirée du rap, notamment des clashs. J’ai réécouté pas mal de morceaux comme Suicide social d’Orelsan, où il dit ses quatre vérités à l’humanité en n’épargnant personne avant de se tirer une balle. Je voulais me détacher de mon point de vue personnel pour davantage m’intéresser à ce que l’IA pourrait dire de nous.

ED : La relation entre l’être humain et le numérique semble vous inspirer.

GM : Dans mon dernier roman La langue de l’ennemi (éditions Gallimard 2023), il y a une immixtion du langage de l’entreprise dans la sphère privée. L’un des personnages principaux du livre emploie de plus en plus une novlangue managériale dédiée à son travail. Peu à peu, il importe des éléments de langage dans sa vie personnelle, notamment avec son épouse romancière qui, sans surprise, entretient un rapport particulier avec les mots. Elle s’aperçoit de ce changement et leur relation bascule. Le rapport au langage est donc perverti, détourné et déformé, il se met à saper le couple de l’intérieur jusqu’à réduire leur amour.

ED : On peut voir cela comme une déclaration d’amour à la langue.

GM : Absolument ! Rien ne me rend plus folle que les éléments de langage, les fameux EDL (rires). Pour autant je ne suis pas spécialement allergique aux anglicismes, c’est le langage utilitaire qui m’horripile. Le fait qu’il s’introduise dans d’autres sphères que le travail me rend dingue. Le langage va de pair avec la technologie. Nos usages font que l’on répond à nos mails professionnels depuis notre lit, ce qui provoque une fusion entre les deux mondes. La littérature actuelle n’est pas suffisamment sollicitée sur la dimension métaphysique de l’importance grandissante du numérique. C’est un terrain encore très vierge d’un point de vue littéraire, qui n’a pas forcément besoin de faire partie du registre de l’anticipation ou de la science fiction. On peut l’interroger et le mettre en perspective avec notre contemporanéité. On pense beaucoup l’IA via l’essai alors qu’il y a un terrain en fiction relativement peu exploré qui m’intéresse hautement. C’est ce que j’ai essayé de faire avec La langue de l’ennemi et Chat GPT Burn Out.

ED : Àpropos de langue, vous l’avez largement travaillée dans ce texte qui se lit comme du slam.

GM : Oui, j’ai été guidée par cette envie de la rime. Il y a beaucoup d’assonances et d’allitérations et j’ai travaillé la langue de cette manière. Je dois reconnaître aussi avoir pris plaisir à utiliser parfois un registre un brin ordurier. La rime apporte une dynamique, un aspect mécanique, un rythme qu’on voit venir. Sa répétition n’est pas sans rappeler la machine, ce qui prend tout son sens dès lors ...