Zone critique revient sur le marché de la poésie qui s’est tenu la semaine dernière place Saint-Sulpice, à Paris. Invités par les éditions Le Soupirail, nous avons eu l’occasion de pénétrer dans ce monde si particulier des poètes, ce monde enchanteur à l’atmosphère printanière où se mêlaient les mots, les rires et les idées. Nous vous convions à revivre ce périple riche en émotions à travers le témoignage de quelques poètes, afin de vous montrer que la poésie est plus vivante que jamais, que celle-ci habite le temps, pétille nos jours et colore nos nuits.
« La poésie est un espace ouvert ». C’est par ces mots que nous sommes accueillis par Jean-Pierre Boulic, poète français ayant publié une vingtaine de recueils. Son sourire en dit long sur cette passion qui l’anime depuis maintenant de nombreuses années. Homme de la terre et des vents, il travaille le vers, fertilise les esprits et fait germer l’émotion dans le cœur de ses lecteurs avec la même ardeur que le moissonneur à l’approche de la récolte. Sa démarche poétique consiste à « être debout sur la terre, être l’explorateur d’un monde caché ». L’un de ses derniers recueils, Je vous écris de mes lointains, s’offre à nous comme une invitation au voyage. Et nous ne demandons qu’à le suivre, non pas pour s’évader de ce monde mais plutôt pour le redécouvrir.
À la pleine lune
En effet, la poésie ne consiste pas à s’extraire de notre quotidien mais s’attache à changer notre regard sur celui-ci, à lui donner plus d’ampleur, plus de profondeur. Ainsi, c’est avec une certaine conscience du monde, qui mêle lucidité et acuité qu’écrit Fadwa Souleimane. Cette comédienne militante, voix de la rébellion syrienne et poète de guerre utilise la poésie pour dresser un rapport impitoyable du monde. Ses vers résonnent dans l’écho de nos mémoires à la manière d’un memento mori. La traduction française de son recueil À la pleine lune, réalisée par les éditions Le Soupirail permet d’offrir sa voix, de la rendre audible et vibrante aux lecteurs francophones. Fadwa Souleimane nous ouvre les portes d’un pays où ” ce sont des bombes/ qui seposent sur les toits/ non des colombes”. « Ce sont les évènements qui m’ont poussé à écrire » nous confie, en français, la poète. Par ces mots, elle réhabilite la nécessité de dire et nous laisse entrevoir la beauté d’un art engagé où l’harmonie du Verbe véhicule un message bouleversant, faisant de la barrière des langues un obstacle de paille.
Une autre rencontre, celle avec le poète Seyhmus Dagtekin, ouvre le champs lexical de l’humain. Kurde de naissance, Dagtekin manie dans son écriture sa langue natale ainsi que le français, qu’il a d’ailleurs privilégié dans son oeuvre. Il nous explique le travail qu’il a mené sur son dernier recueil Élégie à ma mère, travail sur le texte tant en français qu’en kurde. Non pas un travail de traduction, mais des sentiments exprimés dans chacune des langues, pour expulser le même cri. Il nous définit ainsi la poésie : «Il faut que l’émotion passe, Il faut que la poésie fasse bouger quelque chose en nous. Il faut qu’il y ait un mouvement intérieur». La poésie n’est pas une histoire de «broderie fine» ; et la pirouette n’est pas l’amie du poète : Il nous livre des textes bruts, denses, qui ne sont « jamais achevés ».
À Saint Sulpice, Le Verbe s’érige contre ce monde qui se ruine. La mode n’est plus à la poésie, la mode n’est plus à cet amour de la langue des Hommes, cette pauvre langue amputée chaque jour de ses belles expressions, ce langage déshabillé de tout son sens. Et pourtant, la poésie contemporaine se dresse, met en scène le plus bel usage des mots sur les maux de poètes trop méconnus.
La mode n’est plus à la poésie, la mode n’est plus à cet amour de la langue des Hommes, cette pauvre langue amputée chaque jour de ses belles expressions, ce langage déshabillé de tout son sens.
Ouvrir ses sens
Le hasard d’une rencontre et nous voici face à l’un de ses nombreux poètes, un peu noyés dans le flot des monstres marins de l’édition et dont la notoriété ne peut s’étendre faute d’une distribution limitée. Il s’agit de Bruno Grégoire qui tente de tirer son Epingle du jeu, avec un recueil intimiste qui nous mène dans un univers aux couleurs mystérieuses. De petits poèmes en vers libre qui se savourent comme des friandises et qui recèlent des trésors cachés. Ce sont de véritables instantanés, des pensées figées dans une gangue d’images d’une beauté enivrante. «Les actes les plus solaires/ ont souvent traversé/ les ténèbres les moins simples/ à déchiffrer». Parfois, ces poèmes traversent les méandres de la raison et s’offrent sous la forme de réflexion. Le monde est un chaos et c’est pourquoi nous devons le chérir. L’amour et l’amitié sont érigés au rang de valeurs absolues. On le comprend.
Le marché de la poésie : “marché”, terme si économiquement teinté qu’on en oublie qu’il n’est synonyme que d’un lieu de rencontre entre l’offre et la demande. L’offre des mots face à la demande d’un monde qui pleure. Un rapport d’échange de l’universel flottait dans les allées sinueuses que formaient les tentes litt éraires. Un rapport qui porte le blason d’un monde des “encore possible”, n’en déplaise aux pessimistes. Lire, écrire et conter de la poésie, c’est ouvrir ses sens aux fleurs qui poussent, aux enfants qui pleurent, aux soleils qui s’éteignent.
- Je vous écris de mes lointains, Jean-Pierre Boulic, La part commune, 2012
- A la pleine lune, Fadwa Souleimane, Le Soupirail, 2014
- Elégie à ma mère, Seyhmus Dagtekin, Le Castor Astral 2014
- L’épingle du jeu, Bruno Grégoire, Obsidiane 2014