Zone Critique vous propose aujourd’hui un grand portrait de Gaston Miron, grande figure de la poésie québécoise et militant indépendantiste. L’auteur de L’homme rapaillé fut traversé toute sa vie et jusqu’au cœur de son œuvre par une tension entre son aspiration individuelle à un amour édénique et son engagement politique en faveur de l’indépendance québécoise.
En 1970, les Presses de l’Université de Montréal rassemblent en un seul volume plusieurs recueils, poèmes épars et textes en prose du grand pionnier de la poésie québécois que fut Gaston Miron. Ce dernier comptait alors pour succès principaux la fondation de la première maison d’éditions québécoise consacrée à la poésie – les éditions de l’Hexagone – ou encore l’organisation de la Nuit de la Poésie de Montréal. Mais la sortie de ce recueil-anthologie qu’est l’Homme rapaillé fera de lui non plus seulement un animateur, mais la figure de proue de la poésie canadienne française.
Né en 1928, Gaston Miron a donc dû attendre plus de quarante années avant de toucher à une forme de réussite : non pas en ce qu’il eût recherché les honneurs, la renommée ou les royalties, mais en ce qu’il aspirait à porter la poésie au cœur de la société et de la cité, afin d’en faire un rempart ou, plutôt, une sentinelle contre ce que nous appellerions aujourd’hui une homogénéisation par l’américanisation planétaire ; car, pour lui, « les poètes de ce temps montent la garde du monde ».
Cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Gaston Miron ne se voit ni comme un dandy persistant dans la superbe au milieu de la déliquescence, ni comme le gardien mélancolique d’une cité d’or condamnée ; il n’est ni fin-de-siècle, ni romantique. Car, pour lui, le Québec, ce Québec qui irrigue chaque fibre de son œuvre et pour la liberté duquel il s’engagea politiquement, n’est pas un passé mais un avenir : il est un « pays chauve d’ancêtres » – ou, pour le dire avec les mots de René Char dans ses Feuillets d’Hypnos auxquels font penser bien des vers mironiens, il s’agit d’un « héritage précédé d’aucun testament ».
Soumis au joug de la colonisation anglaise – puis anglophone –, le Québec n’est pas une vieille nation qui aspire à clore une parenthèse infamante, mais un pays qui demande encore à naître :
il a toujours ce sourire échoué du pauvre avenir avili […]
l’horizon devant lui recule en avalanche de promesses
Ainsi l’œuvre de Gaston Miron est-elle révoltée sans être réactive, car toujours tournée vers l’avenir – dusse celui-ci être inquiétant.
L’amour comme échappée édénique
Il serait toutefois incomplet de faire de lui un homme unidimensionnel, dont la vie ne serait innervée que par l’œuvre collective et historique ; car, à la manière du René Char des Feuillet d’Hypnos, l’aspiration à la lutte, à l’action dans le temps, se voit disputer le cœur du poète par l’amour, qui lui permet d’échapper au temps et à cette scission entre un passé vide, un présent aliénant et un futur à construire, et donc incertain.
Ainsi le jeune Miron écrivait-il un poème, « Pour retrouver le monde et l’amour », qui a tout de la fuite hors de l’Histoire pour retrouver le monde intemporel :
Nous partirons de nuit pour l’aube des Mystères
et tu ne verras plus les maisons et les terres
et ne sachant plus rien des antiques rancœurs
des détresses d’hier, des jungles de la peur
tu sauras en chemin tout ce que je te donne
tu seras contre moi celle qui s’abandonne
Fuite pour parvenir à l’aube initiale – le voyage pour revenir : une figure mironienne qui mériterait un article à part entière – et, surtout, à un monde indivis :
nouvelle-née, amour, nous n’aurons pas trahi
nous aurons retrouvé les rites d’aujourd’hui
[…]
le passé, le présent, qui ne se voudront plus
les ennemis dressés que nous aurions connus
Dès cette première période plus individuelle pendant laquelle l’amour apparaît comme seul horizon de salvation, le temps est au cœur de la poésie de Gaston Miron ; et, plus encore que le temps, l’avenir, lourd de promesses, empesé d’espoirs, si prometteur et si menaçant à la fois. Notre poète parle à l’aimée de « la blessure inlassable des rêves dans tes pas futurs » ; il écrit que « le temps c’est une ligne droite et mourante / de mon œil à l’inespéré » ; et, dans un poème titré « La marche à l’amour », il lancera cette déclaration curieuse, à la fois grandiose et limitée : « Tu es belle de tout l’avenir épargné » (je souligne) – autre extrait qui ne détonnerait pas parmi les Feuillet d’Hypnos.
Car il s’agit bien de sauver le monde : mais non pas tant le monde présent hérité du passé et menacé de décadence, que l’avenir qu’il faudra arracher au présent insuffisant – au « système précis qui écrase les nôtres ».
L’homme agonique
Bien que les considérations politiques et sociales affleuraient dès ses premiers textes, Gaston Miron, une fois engagé directement en politique, jugea assez durement la première phase de son œuvre (ici dans « Recours didactique ») :
Mes camarades au long cours de ma jeunesse
si je fus le haut-lieu de mon poème, maintenant
je suis sur la place publique avec les miens
et mon poème a pris le mors obscur de nos combats
Longtemps je fus ce poète au visage conforme
qui frissonnait dans les parallèles de ses pensées
qui s’étiolait en rage dans la soie des désespoirs
et son cœur raillait la crue des injustices
Car après « La marche à l’amour » est venue « La vie agonique », partie centrale et point culminant de l’Homme rapaillé, et qui porte comme exergue ce titre d’Aragon : « en étrange pays en mon pays lui-même ».
Face à l’injustice que subit le peuple québécois et dont Miron a pris conscience – par un « long chemin » qui donne son titre à l’un des textes en prose qui concluent le recueil –, le poète est saisi, arraché à la vie tranquille et à l’amour (à nouveau l’on pense au Char résistant, mais aussi à Albert Camus, à toute cette génération que les événements ont sommée de s’engager). Car l’injustice est telle que, comme l’énonce le titre d’un poème, « même l’amour est atteint » ; et, d’ailleurs, un poème du cycle précédent (« La marche à l’amour ») avait déjà prévenu :
Je voudrais t’aimer comme tu m’aimes […]
mais voici la poésie, les camarades, la lutte
voici le système précis qui écrase les nôtres
et je ne sais plus, je ne sais plus t’aimer
Cependant, même s’il est atteint, l’amour sera sauvé lorsque la lutte aura débouché – et elle débouchera,
Car déjà le monde tourne sur ses gonds
la porte tourne sur ses fables
[…]
il y aura toi et moi, et le cœur unanime
je serai enfin dévêtu de ma fatigue
Alors, en attendant la grande réconciliation du monde par la fin des injustices ou, à tout le moins, de celles que subit le Québec, la lutte de « l’homme agonique » ne connaît pas le répit, et se teinte d’accents nietzschéens :
Jamais je n’ai fermé les yeux
malgré les vertiges sucrés des euphories
même quand mes yeux sentaient le roussi
même en butte aux rafales montantes du sommeil
[…]
Et je m’écris sous la loi d’émeute
je veux saigner sur vous par toute l’affection
j’écris, j’écris à faire un fou de moi
à me faire le fou du roi de chacun
[…]
Un jour de grande détresse à son comble
je franchirai les tonnerres des désespoirs
je déposerai ma tête exsangue sur un meuble
ma tête grenade et déflagration
sans plus de vue je continuerai, j’irai
vers ma mort peuplée de rumeurs et d’éboulis
je retrouverai ma nue propriété
Mais, comme dans les derniers vers de ce poème pourtant parmi les plus volontaires du recueil, la mort n’est jamais loin et, souvent, elle semble une délivrance, un doux sommeil, une oasis hors du bruit et de la fureur du monde. Ainsi, face à la possible disparition du peuple québécois – angoisse charnelle qui prend parfois le dessus sur l’espérance –, Gaston Miron, enlisé dans ses « Monologues de l’aliénation délirante », aspire alors au repos éternel :
je voudrais m’enfoncer dans la mort nuit de métal
enfin me perdre évanescent, me perdre
dans la fascination de l’hébétude multiple
L’amour et le militant
Sans renier la lutte, Miron doit donc trouver dans le monde de quoi soutenir la nef de son être au milieu des lames de fond que déchaîne l’Histoire : aussi consacre-t-il son cycle poétique suivant à une tension qui traversait déjà son œuvre : « L’amour et le militant ». Et, comme pour Char, comme pour Camus, l’amour devient alors ce qui, en nous faisant adhérer au monde, permet de conserver à la fois la volonté de le changer et le courage de l’accepter.
Ainsi Miron revient-il, comme dans sa jeunesse, à trouver dans l’amour le principal câble d’arrimage qui le raccorde à la vie et au monde dans leur totalité :
Si j’étais mort avant de te connaître
[…]
je n’aurais rien su de mon corps d’après la mort
ni des grands fonds de la durée
rien de la tendresse au long cours de tes gestes
rien de cette vie notre éternité qui traverse la mort
- Gaston Miron, L’homme rapaillé, Gallimard, 1999
Illustration : Gaston Miron en soutane portant alors le nom de frère Adrien