L’ouvrage de la journaliste et femme de radio béninoise Géraldine Faladé est salutaire, au moins à deux égards. D’une part, il ranime la mémoire et dresse le portrait de femmes africaines ayant bousculé les idées reçues pour faire œuvre de pionnières et briller dans leurs domaines d’activité respectifs. D’autre part, il démontre que la femme africaine, contrairement à certains stéréotypes persistants, a joué un rôle majeur dans l’émancipation socioculturelle et l’effervescence politique à l’échelle locale et continentale. Les femmes célébrées par l’autrice sont des « turbulentes » aussi bien par leur activisme et leur détermination que par leur défense acharnée des valeurs d’égalité, de justice et de solidarité. En dix-sept chapitres et deux annexes consacrés à autant de figures issues principalement de l’Afrique de l’ouest, l’ouvrage reconstruit des trajectoires émouvantes et offre une immersion passionnée dans l’histoire du continent. Par-delà le double exercice du portrait et de l’hommage, Faladé restitue les échos des luttes conjuguées pour l’indépendance, la décolonisation culturelle et les engagements panafricains.
Des femmes à l’écoute de leurs sociétés
La plupart des pionnières célébrées par Faladé ont en commun leur sens de l’engagement social et de l’initiative citoyenne, véritable fil rouge des trajectoires reconstruites tout au long de l’ouvrage. Ainsi, l’enseignante et activiste nigériane Funmilayo Ransome-Kuti (1900-1978), tante de l’écrivain Wole Soyinka, est restée dans les mémoires pour sa défense des commerçantes de sa ville natale Abeokuta dans le cadre de plusieurs associations ayant abouti en 1953 à la création de la Federation of Nigerian Women Societies (FNWS). De même, la togolaise Marie Madoé Sivomey (1923-2008), maire de Lomé et première femme à diriger une capitale africaine, soutient les commerçantes des pagnes de sa ville et s’implique pour améliorer la salubrité des quartiers et l’alphabétisation des femmes. De son côté, la sénégalaise Suzanne Diop (1924-), première femme magistrate en Afrique francophone, s’investit dans l’élaboration de textes pour la protection des droits des femmes et des enfants.
À lire Faladé, on comprend très vite que cette fibre sociale n’est pas le fruit du hasard mais plutôt le résultat d’une conviction profonde et d’un effort souvent de longue haleine. Comme le note la militante burkinabè Jacqueline Ki-Zerbo (1933-2015), directrice du Cours normal de jeunes filles à Ouagadougou, l’une des caractéristiques de cette génération est « la conséquence avec soi-même ». Pour ces pionnières africaines, œuvrer dans le domaine social semble toujours guidé par le souci d’améliorer concrètement les conditions de vie des femmes et d’apporter des changements durables sur le terrain.
Une détermination politique
L’un des leviers des actions sociales entreprises par ces femmes dans divers contextes est leur engagement politique. Turbulentes ! raconte la trajectoire d’activistes déterminées et convaincues, militant au sein de partis ou d’associations et sillonnant leurs pays pour défendre les valeurs d’égalité et favoriser l’implication des femmes dans les chaînes de développement et de prise de décision. Ainsi, l’enseignante et femme politique guinéenne Jeanne Martin Cissé (1926-2017) milite très tôt dans le cadre du Parti Démocratique de Guinée (PDG) et devient la première présidente de l’Organisation Panafricaine des Femmes, créée en 1962. Nommée ministre des Affaires sociales en 1976, elle s’active pour encourager la formation professionnelle et la participation des femmes dans la vie politique. De son côté, Caroline Faye Diop (1923-1992), première députée de l’Assemblée au Sénégal en 1963 puis ministre de l’action sociale en 1978, est en première ligne pour la préparation du Code de la famille et la création de la Journée de la femme sénégalaise.
En suivant les combats acharnés de ces femmes, le lecteur en vient à mesurer leur ténacité et leur approche à la fois dynamique et inspirée de l’action politique.
Confrontées à diverses formes de pression, d’intimidation ou d’hostilité, certaines femmes politiques doivent lutter pour se faire une place. Ainsi, la sage-femme malienne Aoua Kéita (1912-1980), qui milite au sein du Rassemblement Démocratique Africain (RDA), doit subir des mutations professionnelles forcées et faire face « au refus des anciens de mélanger liens du sang et politique ». La camerounaise Julienne Niat (1925-2009), quant à elle, a une réputation d’« agitatrice », ce qui ne l’empêche pas d’être la première femme de son pays et de l’Afrique centrale à briguer un mandat de députée. En suivant les combats acharnés de ces femmes, le lecteur en vient à mesurer leur ténacité et leur approche à la fois dynamique et inspirée de l’action politique.
Ancrages culturels
L’autre point commun de ces pionnières est leur attachement indéfectible à leurs racines culturelles, qu’elles soient ancrées dans leurs communautés d’origine ou partagées avec leurs consœurs du continent. Comme le note l’écrivaine martiniquaise Simonne Henry Valmore, citée par Faladé en préambule, ces femmes se sont toutes « tenues au plus près de leur culture », et ce malgré l’exigence de leurs métiers et les pressions subies tout au long de leurs carrières.
Certaines d’entre elles ont directement contribué à l’essor culturel de leurs pays et du continent. Ainsi, Annette Mbaye D’Erneville (1926-), journaliste puis directrice de programmes à Radio Sénégal, est à l’origine de plusieurs initiatives dont la revue féminine Awa (1964-1972), les Rencontres Cinématographiques de Dakar (RECIDAK) et le Musée de la Femme Sénégalaise Henriette-Bathily, conçu comme un « outil pédagogique » et un « centre de formation permanente ». De son côté, la sœur de l’autrice, Solange Faladé, première psychanalyste noire et praticienne proche de Lacan, soutient une thèse sur le développement de l’enfant d’Afrique noire et crée en 1983 l’Ecole freudienne dont elle assure la direction jusqu’en 2004. La camerounaise Sita Bella (1933-2006), quant à elle, première journaliste africaine à travailler pour La Vie africaine, magazine créé en 1959, réalise un documentaire qui fera date sur le Ballet national du Cameroun lors de sa tournée à Paris. Enfin, la danseuse et chorégraphe sénégalaise Germaine Acogny (1944-), après une formation à l’école Simon-Siegel à Paris, crée le premier studio de danse africaine en 1968 et joue un rôle de premier plan dans l’enseignement et la modernisation de la danse en Afrique.
Au fil des chapitres, l’élément culturel résonne également à travers l’attention que porte Faladé aux choix vestimentaires et esthétiques adoptés par ces femmes. À ce sujet, le livre s’ouvre sur l’expérience de la Martiniquaise Josepha Jouffret (1932-2017), esthéticienne « qui se présentait toujours comme guinéo-sénégalaise » et ayant créé la première boutique parisienne destinée à la femme noire. Son salon, « un véritable festival cosmétique », célèbre le savoir-faire ancestral et aide les Africaines « à s’affranchir des préjugés qui les empêchent de montrer leurs cheveux ». Les descriptions détaillées de Faladé révèlent la signification culturelle ou politique des tenues choisies par ces femmes : Acogny « enveloppe son corps longiligne dans de larges et longues robes, comme celles que portaient les grand-mères africaines, ou dans des sarouals, une tenue jusque-là réservée aux hommes », Ransome-Kuti « renonce à toute tenue occidentale », Sita Bella « ne porte aucun bijou », alors qu’Annette Mbaye D’Erneville « s’habille selon son goût » tout en conservant « une élégance classique ».
À la fois attachées à leurs cultures d’origine et soucieuses de préserver leur liberté, ces femmes sont souvent à la recherche d’un équilibre entre le besoin d’enracinement et le désir d’émancipation. Il s’agit parfois pour elles, comme le note Faladé au sujet d’Une si longue lettre (1979), ouvrage majeurde l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ (1929-1981), d’effectuer « un tri subtil entre ce qui vaut la peine d’être conservé dans la tradition et dans la culture, et ce qui, à l’inverse, est dommageable ». Un autre défi de taille qui se rajoute à la liste de leurs luttes quotidiennes.
Présences internationales
L’ancrage local de ces femmes “turbulentes” n’éclipse pas l’internationalité de leurs voix qui se sont fait entendre aussi bien à l’échelle du continent que dans les instances onusiennes
Parallèlement à leur ancrage local, ces femmes « turbulentes » demeurent à l’écoute du monde et font entendre leurs voix non seulement dans des délégations régionales et continentales mais aussi dans les instances onusiennes. Ainsi, la diplomate libérienne Angie Brooks (1928-2007), qui a fait ses études en Angleterre et aux Etats-Unis, devient en 1969 la première femme africaine à présider l’Assemblée Générale des Nations Unies. Six ans plus tard, Jeanne Martin Cissé est la première femme à présider le Conseil de sécurité de l’ONU alors que Suzanne Diop travaille pendant la même période en tant que fonctionnaire à la Commission de la condition de la femme. De son côté, Solange Faladé réalise pour le compte de l’UNICEF des missions au Sénégal et au Nigéria, avant d’être nommée déléguée permanente de son pays à l’UNESCO.
Signe de leur ouverture internationale, les pionnières africaines n’hésitent pas à s’inspirer d’autres expériences et à faire de leurs voyages autant d’occasions pour enrichir leurs créations et donner de l’ampleur à leurs projets. Invitée en 1959 en RDA, Niat réussit à décrocher des bourses d’études pour les jeunes de son pays. De son côté, Ransome-Kuti profite d’un séjour en Angleterre pour rédiger un article attirant l’attention sur la condition des femmes Egba. Lors d’un voyage en Côte d’Ivoire, Aoua Kéita recueille des informations sur la marche des femmes sur Grand-Bassam, mouvement déclenché en 1949 pour demander la libération de responsables politiques ivoiriens, et s’en inspire pour mobiliser les maliennes. De même, Suzanne Diop travaille au Togo et au Tchad, Marie Madoé en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso) alors que la cinéaste Sarah Maldoror (1938-2020), ayant étudié à Moscou aux côtés d’Ousmane Sembène, travaille comme assistante du réalisateur italien Gillo Pontecorvo sur La Bataille d’Alger (1966) avant de se rendre dans les zones en guerre de l’Afrique lusophone. Enfin, Germaine Acogny agit comme une véritable « ambassadrice de la danse » en Afrique tout en mettant ses ballets en dialogue avec l’histoire d’autres pays dont le Brésil.
Vies et visions du couple
Dans le sillage de ces pionnières, Faladé évoque des hommes acquis à la cause féminine et prêts à s’investir pour faire évoluer la condition de la femme africaine. Le père de l’écrivaine Mariama Bâ, par exemple, est un homme « progressiste » et, « contrairement à sa belle-mère, convaincu qu’il faut conduire les femmes vers le monde moderne ». Ransome-Kuti et Aoua Kéita peuvent compter sur le soutien de leurs époux respectifs qui travaillent à leurs côtés et les épaulent dans leurs activités. De même, Marie Madoé est soutenue par son mari, y compris lors de la fin de son mandat de maire en 1974. Enfin, Helmut Vogt, époux de la danseuse Germaine Acogny, « participe pleinement à la démarche de sa femme » et remplit la fonction d’un « excellent manager » en s’occupant notamment de l’accompagnement logistique des troupes.
Pour autant, ces pionnières africaines semblent n’avoir jamais dépendu de l’univers masculin pour mener à terme leurs projets. Certaines ont même pris les décisions nécessaires pour préserver leurs modes de vie et défendre leurs convictions. Ainsi, Suzanne Diop divorce du demi-frère du président Ahmed Sékou Touré car « l’environnement social et politique de son époux ne s’accorde pas avec la vision moderne qu’elle a du couple et du rôle de la femme dans la société ». Angie Brooks fera de même quitte à aller « à l’encontre de la volonté de son entourage immédiat et des codes de la société de l’époque ». En reconstruisant les détails de leurs vies personnelles et de leurs couples, Faladé met en évidence le courage de ces femmes et les sacrifices qu’elles ont consentis pour continuer à porter leurs projets.
Dynamiques collectives
Le lecteur appréciera la manière dont Faladé décrit non seulement les expériences individuelles mais aussi les démarches collectives et les dynamiques générationnelles
Particulièrement riches et documentés, les portraits esquissés par l’autrice s’appuient sur des éléments biographiques détaillés et remettent les trajectoires des pionnières africaines dans leurs contextes historiques. Le lecteur appréciera la manière dont Faladé décrit non seulement les expériences individuelles dans ce qu’elles ont de plus remarquable mais aussi les démarches collectives et les dynamiques générationnelles. L’exemple le plus évocateur de cet aspect est l’Ecole normale des institutrices à Rufisque dans la région de Dakar, lieu de formation des premières institutrices africaines et véritable pépinière de talents féminins pour l’ensemble du continent.
Fréquentée par plusieurs femmes dont Jeanne Martin Cissé, Annette Mbaye D’Erneville, Mariama Bâ, Julienne Niat et Caroline Faye Diop, cette école donnera lieu à des liens d’amitié et de solidarité féminines, une sorte de « réseau social » avant l’heure comme le souligne Faladé en référence au fonctionnement de l’établissement et à « l’étroite communication entre ces femmes, soudées par leur parcours » et leurs engagements sociaux. Dans son témoignage inclus en annexe, Mariama Sultan (1920-2016), une autre ancienne de l’école et l’une des premières institutrices guinéennes, indique par exemple que « les Rufisquoises devaient se sentir chargées de mission auprès de leurs sœurs analphabètes ». À l’image du réseau et de l’héritage de l’Ecole de Rufisque, l’ouvrage de Faladé éclaire la mémoire de ces femmes réunies autour d’expériences éducatives communes et de projets d’émancipation partagés.
Du témoignage à l’héritage
Si on peut regretter l’absence d’une réévaluation critique qui aurait permis d’identifier ou d’approfondir les éventuelles lacunes dans les activités de ces pionnières, il n’en demeure pas moins que Turbulentes ! offre à la fois un hommage ému et une traversée instructive des leçons transmises par toute une génération d’africaines brillantes et généreuses. Faladé note à juste titre qu’il y a plusieurs manières de perpétuer l’héritage de ces femmes, à commencer par le besoin de réinvestir leurs travaux, que ce soit en lisant des ouvrages tels que Femme d’Afrique (1975), autobiographie d’Aoua Kéita, en visualisant les spectacles montés par Germaine Acogny, ou encore en étudiant les scénarios de films laissés par Sita Bella ou les enregistrements
des séminaires de Solange Faladé.
En ranimant la mémoire de ces pionnières africaines, l’autrice fait œuvre de témoin et invite le lecteur à découvrir ou approfondir des trajectoires souvent oubliées ou méconnues. À l’échelle du continent, Faladé érige ces femmes en modèles aux nouvelles générations. Soulignant dans son avant-propos le regain d’intérêt en Afrique et ailleurs pour les questions de transmission et de filiation, elle voit en la jeune génération des femmes africaines « les petites-filles des ‘turbulentes’ d’hier ». Même après avoir refermé cet ouvrage passionnant, on continue d’entendre les voix uniques et fédératrices de ces femmes, à l’image de cette réponse de la malienne Aoua Kéita à un commerçant visiblement gêné par la présence des femmes en politique : « Nous ne cherchons ni à être conseillères ni à être députées, mais à devenir libres comme le vent, et cette liberté ne peut être acquise sans la participation de tous les enfants du Soudan (actuel Mali) ».
À propos de : Géraldine Faladé, Turbulentes ! Des Africaines en avance sur leur temps… Editions Présence Africaine, 272 p., 15€.