(Petite lecture amoureuse et quantique du Dossier M de Grégoire Bouillier)
Je ne sais absolument pas quel est le sujet du Dossier M de Grégoire Bouillier. Je ne sais pas si c’est un récit, un roman, une enquête. C’est une œuvre-monstre, publiée en deux volumes chez Flammarion, en six volumes dans son édition de poche augmentée (J’ai Lu), avec, en plus, un site internet qui accueille ses extensions. C’est une lecture jubilante, fastidieuse, agaçante, qui m’a plongée des mois durant dans une sorte d’enfer – et je ne veux pas en sortir. Quand je suis amoureuse c’est un peu la même chose. Je suis un cœur crampon. Alors j’ai décidé de faire ma thèse dessus. Je tente d’élucider, parce que je n’y comprends rien. Je sais juste ce que ça me fait, au cœur et à l’entre-jambe.
Nommons G le narrateur. Mieux vaut le réduire à cette simple lettre, G, qui s’enroule sur elle-même, comme moi à la lecture de ce passage qui me laisse, en chien de fusil, affalée. G comme galaxie, plutôt que comme Grégoire Bouillier ; délier l’homme du personnage, dénouer au moins cela, le trouble est une errance.
Résumons.
Julien s’est pendu avec la ceinture de son pantalon après que Patricia, sa femme, a couché avec G, écrivain. Pour élucider le suicide de Julien, G remonte à M, cette stagiaire dont il a été éperdument amoureux. L’histoire de M a eu lieu il y a des années, et elle est lacunaire. Il n’y a rien eu avec M, rien de rien, ou presque : M a abandonné le navire. M n’y est jamais montée ; le risque d’adultère, elle l’avait inventé. Avec G, elle a frisé le crime mais sans se compromettre, pour se rappeler à l’ordre, se souder au fiancé rival, conquérir son mariage comme un choix vraiment libre.
M comme miroir aux alouettes.
Dans le passage en question, G confie à la page tout ce qu’il aurait dû dire à M tant qu’il en était encore temps. Puisqu’il est trop tard désormais, rien ne retient l’écriture comme un fleuve. Les berges tombent. L’amour se déverse en océan.
Cela se situe au niveau 36 de la partie VI du Dossier M, Livre I (Flammarion), ou au niveau 36 de la partie I du Dossier M, Livre 2, Bleu : l’amour (J’ai Lu). Ce passage, c’est mon secret. La page est abîmée, marquée à la tranche et des taches d’humidité s’y sont accrochées.
Extraire un passage d’un livre de Grégoire Bouillier est un casse-tête tant le texte coule à flots. C’est amputer le texte, le figer dans son élan, interrompre sa palpitation, mais il faut bien donner un petit aperçu alors voici :
Notre amour n’est pas seulement un amour, mais une œuvre qui embellit le monde. (…) Comprends-le ma chérie : tout cela est inséparablement lié, le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi et tout le reste. Je voudrais être au lit avec toi et parler avec toi et sentir ta chatte se dresser et ma queue se mouiller car on ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre. Parce que nous ne faisons qu’un et sommes à nous deux une totalité indissoluble. (…) tu es la seule pour qui le verbe aimer convient ; tu le rachètes à toi seule, même si cela ne vaut que pour moi.(…)
Et c’est bien plus long que cela. Le désir est immense, sexuel et cru. L’homme sait sa place dans le monde, il se sait piloté par les fables romantiques et patriarcales, il se sait aliéné, manipulé, et bien souvent la vie lui semble une gigantesque salade, mais dans ce passage, il ploie. Il coule dans le désir le plus brut et me noie. Je lis. Mes songes à moi aussi sont gorgés de fictions. Je tiens le livre d’une seule main, tendue entre deux mondes ; le texte me cloue à son orée, je suis dans la lisière entre souffle et soupir. Je perds de vue la limite entre le mot et la chair, l’un fond sur l’autre ; le papier se dissout sur ma peau, j’accueille le verbe qui me frôle, me colle et puis m’esseule. Rien ne discerne plus la page de ma chambre. Je vois trouble, les yeux mi-clos, le bas-ventre en éveil. Je ne sais plus de quel côté du livre je suis.
G écrit d’une zone semblable. Il côtoie sans arrêt un espace imaginé dans lequel M s’étreint pour de vrai. Il vivote là, dans l’antichambre d’une fiction, mais il n’est pas romancier. Il ne peut et ne veut écrire que de la réalité, infrangible, cruelle, de laquelle M s’est dérobée, mariée bel et bien à l’autre. Il rumine, il bouillonne ; ce monde donné, cet échec, est inadmissible.
Et ça m’énerve, moi aussi.
Ça me frustre.
J’ai l’impression de connaître M. Je sais sa culpabilité. M est une invention : sur elle, on a mis tant de récits, de projets, d’attentes ; ça dissonne à chaque fois, elle n’est pas toutes ces histoires, elle n’est pas ses cheveux, ses bras, ses seins, son cul, ni toutes les promesses qu’on lui plaque au visage. Elle coïncide aux fables, elle ne sait pas faire autrement, mais ça ne dure qu’un temps : elle joue son rôle et après, c’est la crise. Elle se retire, elle mute et les drames, les souffrances des autres lui collent à la peau. M on l’adore, on la hait, il n’y a pas d’entre-deux. Je sais pourquoi M reste en surface de son histoire de G. Sa peur de la douleur. Mais je sens son envie, aussi. Elle voudrait faire l’amour. Juste ça. Faire fusion. S’abandonner, s’extraire du poids immense de porter toute seule tous les espoirs et les chagrins des hommes. Elle voudrait être vue, prise, manipulée, réduite ; que l’on fasse à sa place, qu’on l’enserre, toute contenue, muselée. Un instant se soustraire. Ne plus avoir à être, se laisser décider. Et elle veut la chaleur assoupie ensuite, qui soulage.
Je me suis demandé s’il y avait un moyen d’accéder à ce monde dans lequel M se permet d’aimer G, sans être terrassée de culpabilité. Dans mes recherches (embryonnaires), j’ai trouvé quelque chose. Une piste. Une brèche où m’insérer pour envisager ce songe, cette fiction, ce fantasme, comme une possibilité réelle.
J’ai découvert que les mondes parallèles existaient réellement. Un certain Pierre Bayard, père fondateur de la “critique quantique” en littérature, sait comment s’y rendre. Il en a rapporté des preuves dans plusieurs essais publiés chez Minuit – c’est très sérieux. Il y a un monde où les Kinks ont triomphé des Beatles. Il y a un monde où lui-même a le loisir de consommer une liaison secrète avec Scarlett Johansson. Tout ça, c’est de la physique quantique. Chaque bifurcation dédouble l’espace-temps, des conséquences s’engrènent et cela crée des mondes.
Dans la réalité, M est partie, oui. M comme mirage a laissé la béance, un portail vers l’ailleurs, terriblement ouvert. Et G ne peut pas s’y rendre ; lui et son obsession de n’écrire rien que la réalité, le réel perçu et vécu, s’est condamné tout seul à rester cette matière désertée, abattue, bridée et immensément amoureuse. Il ne peut précisément pas voyager entre les mondes comme le fait Pierre Bayard, ou Evelyn dans le film Everything Everywhere all at once – brillante démonstration du concept au demeurant.
Mais il a l’écriture. L’écriture, oui, s’engouffre.
Le virtuel se peuple de mots.
Pourquoi n’e...