Hannah Sophie Dunkelberg (Allemagne, 1987) présente sa première exposition individuelle en France. À mi-chemin entre le concret et l’abstrait, le dessin et l’architecture, le cliché et l’artisanat, l’artiste allemande parvient à interroger les limites de l’art d’une manière exceptionnelle. Son exposition Sun City sera visible à la galerie Ruttkowski;68 de Paris jusqu’au 16 janvier.
Sun City (Arizona) a été la première ville destinée aux retraités cherchant une deuxième jeunesse. Cette communauté autogérée propose des maisons modèles et une infinité de loisirs, afin qu’il soit impossible de s’ennuyer. Elle introduit un nouveau rapport à l’espace. Dunkelberg, à travers ses créations, prétend transcender l’espace du quotidien, en introduisant de nouvelles relations entre les objets et leur nature. Elle conçoit son travail comme une sorte de modèle, ayant pour objet de surmonter la frontière entre art et cliché. C’est en raison de cela que ses œuvres sont fabriquées à l’aide de techniques de modélisme et de production en série.
Esquisses, lignes et traces
Ce qui attire le plus l’attention dans cette exposition, c’est une série de reliefs muraux. Dans cet ensemble, l’artiste imite des coups de pinceau souples, en se servant des outils industriels et des techniques de production. Ces reliefs semblent constituer des esquisses, des mises en forme du dessin. L’objet ressemble à de la peinture, mais ce n’en est pas une, ou du moins pas une classique. Il est question d’une sculpture – à la fois objet et image.
Sans doute influencée par l’héritage du surréalisme, l’artiste fait advenir une peinture comprise comme geste, rythme, pulsion élémentaire, à travers des formes d’automatismes et des réminiscences de la calligraphie. Ces sculptures prennent un aspect sévère, presque métaphysique. On dirait une réflexion sur la peinture même.
Ce n’est pas par hasard qu’elle a appelé cette série de reliefs « L’esprit Nouveau ». Il s’agit d’un clin d’œil à l’esprit du purisme des années 1920, qui cherchait à renouveler l’art en prônant la transdisciplinarité et en dépassant le cubisme, qui semblait être enfermé dans un « ornementalisme romantique ». Ses œuvres reflètent ainsi un enthousiasme pour l’artisanat. En mélangeant des processus industriels au travail manuel, elle va à l’encontre de la stabilité de la sculpture, démantelant l’obsession rationaliste et moderne de la structure et de l’intégrité.
Il s’agit d’un clin d’œil à l’esprit du purisme des années 1920, qui cherchait à renouveler l’art en prônant la transdisciplinarité et en dépassant le cubisme
Les traces se présentent à nous comme les marques d’un autre temps. Comme les signes dans les grottes anciennes, les traces de l’artiste allemande semblent être le fruit d’un langage qui nous est inconnu. En effet, tout son travail peut être comprit à travers la trace des récits passés. Ses œuvres constituent une invitation à quelque chose d’inconnu.
Un nouveau sens
De petites sphères en peinture laquée pendent du plafond au bout des chaînes en acier. Ce sont des lampes brisées par la chaleur ? Sont-ils des objets de décoration ? Ou sont-ils des œuvres d’art ? Hannah Sophie Dunkelberg questionne l’utilité de l’artisanat traditionnel en transformant les objets quotidiens en quelque chose de spécial, l’ordinaire en magique. Elle met à jour la beauté absurde des objets fonctionnels avec un flair sûr. Jouant souvent avec l’apparition d’un élément inattendu dans quelque chose de connu, ses œuvres ne restent jamais complètement abstraites. Il y a toujours un objet ou un matériau domestique qui les accompagne. L’abstrait et le concret sont toujours proches l’un de l’autre, et coexistent dans ses œuvres de manière passionnante.
Au centre de l’un des espaces de la galerie se trouve une colonne d’un bleu très vif qui, à y regarder de plus près, se révèle être un poêle en faïence. Elle l’a construite en contreplaqué et l’a recouverte d’une très fine couche de velours. Elle n’a aucune fonction en soi, mais elle nous raconte quelque chose sur la façon dont les gens vivaient et s’entouraient auparavant. Cette sculpture dégage une chaleur qu’elle aurait pu procurer autrefois.
L’artiste brise l’utilité des objets à travers ces sculptures. Elle nous entraîne dans un autre monde avec son architecture utopique. En se servant de l’abstraction et de la non-utilité, elle arrive à engendrer de nouveaux dispositifs. C’est ainsi que se développe une autre approche par rapport à un véritable objet de design que l’on pourrait utiliser. La rencontre physique se modifie, car l’objet est plus distant. À travers ses créations, Dunkelberg réfléchit à la relation entre le spectateur et l’espace. Son travail d’artisanat lui permet de vider les objets de son sens, de repenser le quotidien. En cherchant une nouvelle tâche pour les objets, elle découvre aux spectateurs une autre chose et les incite à voir le banal autrement.
On découvre chez Dunkelberg une dimension magique qui aurait à voir avec l’insuffisance qui caractérise le principe de l’utilité. C’est par le bas que le sacré subvertit l’ordre des objets utiles. Ce qu’elle cherche c’est d’ atteindre toujours quelque chose d’autre. C’est comme si tous ses travaux portaient un secret en eux. Le secret d’une existence que l’on ressent pourtant au premier regard – une sorte de double vie. Les traces qu’on retrouvait dans sa série de reliefs nous apparaissent ici comme des références au passé. Cependant, l’utilisation des matériaux comme le polystyrène, le flocage ou l’aluminium, ainsi que l’utilisation des couleurs très vives et actuelles (comme c’est le cas du bleu Klein), nous font revenir au moment présent. Les matériaux et les couleurs relient alors le nouveau monde avec celui du passé dont on conserve les traces.
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Dans cette exposition, Hannah Sophie Dunkelberg nous entraîne dans un monde où l’abstrait et le concret s’entremêlent, révélant les traces d’un passé lointain. Reprenant le peintre français Jean Bazaine, l’artiste va toujours « tenter de faire surgir de soi, informes, pour le monde, bouleversants, les signes mêmes, les cicatrices de ses plus secrets mouvements intérieurs, la raison d’être du peintre depuis toujours ».
Galerie Ruttkowski;68 – 8, rue Charlot, 75 003 – Paris.