Nous étions nombreux à l’attendre, nous sommes exaucés : Le rire de la Méduse paraît enfin en collection Blanche aux éditions Gallimard. Le manifeste d’Hélène Cixous pour l’écriture féminine, introuvable à prix sérieux depuis des années, est enfin de nouveau accessible à la lecture. Dans un style virtuose, acéré et résolument féminin, Cixous rend à Méduse une seconde fois la vie. Cette claque que nous assène Le Rire de la Méduse n’est pas un simple rappel de ce qui fut un bégaiement de libération au tournant de Mai 68 ; c’est le cri ininterrompu de la femme, qui inscrit toujours davantage son corps dans la lettre.
Le rire de la Méduse est un essai court, frappant et fondamental, paru initialement en 1975. Dans la continuité de la libération sexuelle, sociale et existentielle de mai 68, il affirme avec une radicalité dont nous avons toujours grand besoin, l’importance de l’inscription du corps féminin dans la littérature. Cette inscription n’est pas une simple mise en scène de femmes dans des récits ou poèmes : il s’agit de ménager, d’ouvrir une place pour qu’elles y lovent leur corps, et tout ce qu’il suppose de grouillant, de volcanique ; de la même manière que l’homme n’a eu de cesse de mêler son corps victorieux aux mots qui tissent ses contes. Mais n’est-ce pas là un combat depuis lors gagné, une réédition tiède qui se contente de faire écho à un moment historique du féminisme ? Garde ! Remporter une bataille, ce n’est pas remporter la guerre. Lorsque nous parlons de guerre, il ne s’agit pas, évidemment, d’opposer les hommes et les femmes, mais bien de fondre leurs être-au-monde divers dans un seul et même espace de partage. Bien que fleurissent des autrices par centaines, est-ce forcément à dire qu’elles ont une écriture « féminine » ? Ce concept est le point nodal de toute l’aventure littéraire d’Hélène Cixous ; loin d’affirmer qu’il faille seulement parler des soucis quotidiens des femmes pour écrire à la féminine, elle entre au cœur de ce que veut dire « féminité », terme dont il est peut-être aujourd’hui plus encore qu’hier de réaffirmer l’importance.
L’étrange drame d’être une femme…
Hélène Cixous rappelle que Jean Genet, notamment, s’est aventuré dans les pas de l’écriture féminine, bien qu’il soit un homme.
J’ai découvert Hélène Cixous et l’écriture féminine à dix-huit ans : j’ai détesté. Forte de convictions féministes peu fines, je souhaitais abolir la différence sexuelle, je voulais pouvoir me dire, me savoir aussi importante qu’un homme. Je m’essoufflais derrière le masculin neutre et universel. Se dire, se penser féminine, c’était m’amputer de mon humanité, de ma dignité. Je ne voulais pas l’égalité entre les sexes, je voulais l’effacement du sexe. Vivement et férocement, j’ai crié haut et fort que cette Hélène Cixous était de ces femmes faibles qui veulent faire régner la femme sur tout par frustration, alors que « la femme » n’existe pas, alors que le mot « femme » est synonyme de « servage ». Je disais : « Il faut tuer la femme » ! Au cours des années qui suivirent, toutefois, ce jugement péremptoire et hâtif fit place à une certaine admiration, puis fascination pour l’œuvre d’Hélène Cixous. Je lisais des extraits de ses écrits, écoutais ses entretiens ; j’ai dévoré son dernier livre, Incendire, je me suis plongée dans la retranscription de son séminaire au Collège de France… Et j’ai compris. Peu à peu, j’ai découvert un humour, une plume, une force que je n’avais jamais trouvée ailleurs, j’ai vu une femme faire de la féminité non pas une identité, mais un moteur du rêve. Alors, lorsque j’ai ouvert Le rire de la Méduse, et que je suis tombée sur cette affirmation : « La femme qui se laisse encore menacer par la grande phalle, impressionnée par le cirque de l’instance phallique, c’est la femme d’hier » (p. 49), j’ai compris que cette femme que je désirais tuer, c’était celle que je souhaitais justement devenir – pas frustration.
Petit détour introspectif, nécessaire, pour mettre en lumière l’obscurité des esprits qui se permettent de « critiquer » des textes, sans assumer les angles morts de leurs positions aux airs assurés et confiants – pour peu qu’elles soient joliment dites. Je sais que je n’ai pas été la seule à me méprendre sur ce texte magistral que nous a offert Hélène Cixous, avec une générosité qui dépasse de beaucoup la plupart des essais que l’on a pu lire sur le féminin. Ce livre est exigeant, et si l’écriture féminine a été reléguée au statut de délire hystérico-féministe, c’est parce qu’en réalité personne, ou presque, n’a lu Hélène Cixous dans le texte. Commençons par préciser que cette écriture féminine, si elle est présentée comme un acte de révolte, d’affirmation et de désobéissance quasi civile, n’exclut pas l’homme. En effet, il est possible qu’un homme embrasse une écriture féminine, non parce qu’il met en scène des femmes dans ses écrits, mais parce qu’il parvient à se faire élan féminin, à explorer le désir féminin dans ce qu’il suppose de tempêtes, de gouffres et d’éclairs, sans fuir la Méduse, sans craindre de se voir changé en pierre, pétrifié devant la force des passions auxquelles il expose son corps. Ainsi, Hélène Cixous rappelle que Jean Genet, notamment, s’est aventuré dans les pas de l’écriture féminine, bien qu’il soit un homme. On retrouve ici une idée vastement partagée mais trop peu mise en pratique ; l’exploration de la part de l’autre sexe en soi, qui ne signifie pas que l’un et l’autre s’abolissent. Rimbaud l’écrivait déjà : le 15 mai 1871, il en parlait en ces termes à Paul Demeny : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. ».
Au commencement était le désir
Un mot, un seul, devrait s’imposer aux lèvres de toutes celles et tous ceux qui achèvent ce livre : Merci.
Inscrire son corps dans le livre, pour Hélène Cixous, passe par la reconnaissance très concrète et physique du désir féminin. Affranchi du silence nauséabond qui l’auréole de honte, ce désir est appelé à être lâché, sans garde-fou, et à déferler sur la littérature et dans la langue. Plus de camisole ; la psychanalyse, abondamment critiquée par Cixous, ne peut plus museler les hurlements de joie et de liberté des femmes qui sesavent et s’aiment femmes. Est-il pour autant question d’écrire à l’anarchiste, de laisser couler sans aucun contrôle les flots de ses pensées comme s’écoulent les flux féminins lorsqu’elles souffrent ou jouissent ? Non point ; le texte d’Hélène Cixous est d’une intelligence éminente et double : parce que son propos est révolutionnaire et continue de l’être, et parce que ce qu’il fait jaillir demeure organisé en constellation dans son éclatement, et trouve sa force de persuasion dans la passion qu’il exalte. C’est une véritable éthique du dire féminin que cet essai propose au lecteur : la portée politique du texte excède la seule question du féminisme pour prescrire un rapport d’échange, et même d’interchangeabilité entre les êtres. La femme, dit Cixous, n’est pas cet être conçu pour donner en pure perte ; elle est un être qui « donne à vivre, à penser, à transformer » (p. 53). Il ne s’agit plus d’un don sacrificiel, mais bien du don providentiel de celle qui, par abondance, fait ruisseler ce qu’elle possède de force et de puissance de dérangement pour défaire les liens qui bâillonnent, faire fondre les idoles de marbre qui figent la femme et la privent de devenir. Celles qui figent l’homme, aussi… Bref, elle est le « désir-qui-donne » (p. 52). La femme est un devenir, un devenir-autre ; reléguée si longtemps à ce statut « d’autre », ce dernier devient sa porte de sortie vers l’expression de son désir éclaté et éclatant, le lieu de son échappée-belle pour un monde dont elle découd les sutures pour en faire une galaxie : « sa libido est cosmique, comme son inconscient est mondial » (p. 43). C’est avec la société phallo-centrée, et avec la psychanalyse qui nie la féminité dans ce qu’elle peut supposer d’essentiel, que Cixous règle ses comptes ; nos comptes, nos contes. Le féminin est un oiseau, il vole, mais ne dérobe rien aux hommes, ne désire pas se décomposer dans le fantasme d’une masculinité neutre et toute-puissante. Il « fai(t) voler » (p. 39) la langue. Faire voler la langue : c’est la faire sienne sans se l’approprier, c’est, comme nous le mentionnions déjà, prendre et donner dans le même mouvement. Nous ne résisterons pas à citer ici l’incipit de cet essai exceptionnel :
« Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera. Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leur corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement. » (p. 11)
Le futur de la première phrase n’est pas à prendre à la légère ; il s’agit d’un futur très actuel laissé interminablement en jachère, un futur que le présent se refuse encore trop à exaucer. Ce futur, c’est le nôtre. Les correspondances du Grand Siècle, les écrivaines célébrées et brandies en exemple pour mieux nier leur absence assourdissante au cours de l’histoire ne suffisent plus. La littérature a soif de vos plumes, femmes ; elle a soif de vos en-vols.
La peur enfantine de trébucher, dans le pas de côté exécuté au noir d’une nuit qui ne semble pas finir ; la peur de désirer, d’exulter, d’être chair ; enfin, la peur de parler-femme, d’être une parole-hurlée, Hélène Cixous lui tord le cou pour nous, avec la générosité féroce qu’on lui connait. Un mot, un seul, devrait s’imposer aux lèvres de toutes celles et tous ceux qui achèvent ce livre : Merci. Merci ! Et puis, après ce Merci, quoi ? Après ce Merci, après le Rire de la Méduse, riez, rions à notre tour. Continuons de déployer cette liberté féminine, que son œil malicieux et sa langue bien pendue n’ont cessé d’honorer depuis 1975. Avec Hélène Cixous, et pour Hélène Cixous, trouvons des lieux qu’elle-même ne soupçonne pas, et qu’elle rêve avec nous de découvrir. Trouvons dans la beauté et l’impertinente fougue du féminin de nouveau lieux ; étranges, insondables, repoussants ou délicieux.
« C ’est difficile ? Ce n’est pas impossible. » (p. 52).
- Hélène Cixous, Le rire de la Méduse – Manifeste de 1975, Gallimard (collection Blanche), mai 2024