Cette nuit-là, un certain 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République et un vent chaud d’espoir se lève. Au même moment, une femme, Élisabeth, est quittée par son mari et doit réinventer sa vie.Avec Les Passagers de la nuit, tout en douceur, Mikhaël Hers tente de magnifier le souvenir d’un monde révolu qu’il inscrit dans un présent éternel. Une famille y bâtit un fragile équilibre.
Les scènes de liesse qui ouvrent le film sont d’autant plus douloureuses à contempler qu’elles apparaissent quelques jours après de récentes élections nettement plus tristes. Pour ancrer une histoire dans une époque, on a vu plus original. On trouvait à peu près le même topos dans une comédie très médiocre, Des lendemains qui chantent (2013), qui versait dans un sentimentalisme politique naïf. Les années 80 ont décidément la cote lorsqu’il s’agit de trouver une toile de fond à un drame intime, y compris chez François Ozon, dans Été 85 (2020).
Qu’est-ce qu’on nous a laissé ?
Des années 80 justement, il ne reste pas grand-chose chez Mikhaël Hers. Deux élections historiques qui donnent au film ses bornes chronologiques, ainsi que quelques titres de films. Par exemple, Les Nuits de la pleine lune de Rohmer, sorti en 1984, que l’on regarde avidement, vissé sur son siège à l’Escurial, avant de pleurer la regrettée Pascale Ogier. Hers profite de sa rencontre avec la jeune Noée Abita, dont le premier rôle dans Ava (2017) avait laissé un souvenir vif, pour ressusciter l’icône. En effet, la ressemblance est troublante et la voix frêle de la jeune femme porte l’écho de celle qui a disparu. Un autre film est cité, à titre plus anecdotique : Un monde sans pitié d’Éric Rochant, sorti en 1989, sur les ruines d’un monde ancien contre lequel pestait Hippolyte Girardot dans une célèbre tirade. Entre Rohmer et Rochant, c’est une certaine idée de Paris des années 80 qui circule et que Hers convoque par le recours un peu facile, quoique touchant, à la citation cinéphilique. On notera aussi la référence à Rivette à travers les images de Claire Denis.
Hers cultive un goût pour le vintage
Hers n’avait que six ou sept ans en 1981. De la nuit mitterrandienne, il n’a presque aucun souvenir si ce n’est la joie communicative de ses parents socialistes. Le bonheur d’Élisabeth ne sera pourtant pas montré. D’ailleurs, le film aurait très bien pu être situé en 2022. Mêmes gros blousons de cuir enfilés sur des jeans taille haute retroussés aux chevilles, mêmes coiffures improbables et même métro parisien fréquenté par de drôles d’oiseaux aux heures tardives. On est donc en droit de penser que Hers cultive ici un goût pour le vintage, pour la patine que le temps a laissée sur des images fantasmées,plutôt que pour une époque réelle, qu’il décrit si peu finalement. Il explique ne pas avoir voulu courir le risque de la reconstitution muséale. Il semblerait surtout que les années 80 ne soient qu’un prétexte. Ce n’est pas ce qui l’intéresse, au fond. Le relatif éloignement temporel, souligné par quelques images d’archives à grain et une bande-son synthétique, prédispose le spectateur à l’accueil favorable de cette histoire faite de petits riens. C’est comme si la mémoire de ces années fastes autorisait une forme de candeur, pour ne pas dire de niaiserie, dans le traitement d’une réconciliation familiale.
Le fétichisme rohmérien des objets à l’œuvre dans Les Nuits de la pleine lune a inspiré chez Hers la fabrication en studio d’un intérieur bourgeois flambant neuf, plein à craquer d’éléments kitsch et donc cultes (le téléphone, l’abat-jour de mauvais goût, le tourne-disque), qui tient en fait de la boutique d’antiquités. Hers a voulu rappeler ces années en ravivant des couleurs, en se remémorant des sensations, mais il construit un univers en toc. Les espaces reconstruits de la France de 1981 font plutôt songer au musée de la RDA à Berlin où l’on déambule dans des intérieurs maussades. L’expérience est immersive puisque le film prend presque la forme d’un huis-clos.
Belle famille
Le personnage le plus intéressant est sans doute celui qu’incarne Charlotte Gainsbourg. En mère « lionne », qualifiée ainsi par son petit-ami, elle donne à ce récit ordinaire de vies à réinventer, un charme discret. Le film construit une opposition entre les récits diurnes des tâches ennuyeuses qui rythment l’existence ordinaire des deux enfants, Mathias et Judith, et les aventures nocturnes. Pendant une longue nuit d’insomnie, Élisabeth – miraculeusement embauchée par une Emmanuelle Béart à la voix profonde, qui officie la nuit sur les antennes de Radio France dans un programme semblable au fameux « Allô Macha » – rencontre une jeune fille désœuvrée. Talulah est fan de l’émission « Les passagers de la nuit » et a fait le voyage de Saint-Malo pour raconter son histoire au micro. Recueillie par une Gainsbourg vraiment très maternante, elle fait un bout de chemin avec la famille amputée du père. Sa présence rétablit ainsi un délicat équilibre qui donne lieu la plus belle scène du film : la ronde de la famille recomposée danse lentement sur une chanson mielleuse de Joe Dassin, dans une lumière dorée, au terme d’un déjeuner convivial.
Le personnage de Talulah devient malheureusement vite prévisible. Pour pousser toujours plus loin le portrait d’une jeune fille perdue, Hers la fait côtoyer les crackeux de Stalingrad, borde ses grands yeux inquiets de noir et l’affuble de collants résille. On regrette aussi que le personnage de la sœur soit peu approfondi. Pour un film sur une famille branlante qui cherche ses marques, la caractérisation psychologique des membres paraît bien paresseuse. Visiblement très inspiré par la justesse naturelle de Gainsbourg, le cinéaste choisit de se concentrer sur l’émancipation d’une femme. Après la déflagration de la séparation, Élisabeth, dévastée et sans emploi, apprend à élever seule ses enfants jusqu’à ce qu’une porte s’ouvre sur une nuit pleine de promesses. Nous la voyons donc tenter de jouer un autre rôle que celui de mère, bien que le film l’y ramène sans cesse, dans la mesure où sa relation fusionnelle avec Talulah ne vise in fine que l’élargissement salutaire du cercle familial. Au cas où la détresse de Charlotte Gainsbourg ne serait pas assez palpable, Hers fait d’elle une rescapée d’un cancer du sein. Elle trouvera alors sa rédemption dans le geste doux d’un homme venu poser sa main sur la balafre sous sa poitrine.
Sans heurts et sans accrocs, l’utopie familiale aura survécu à toutes les vicissitudes qui ont ponctué dix ans de vie commune. Reste que le récit d’un rêve ingénu ne suffit pas à conférer au film une réelle intensité dramatique. Les années 80 attendent encore la grande fresque qui leur rendra hommage, et justice.
- Les Passagers de la nuit, un film de Mikhaël Hers, avec Charlotte Gainsbourg, Quito Rayon Richter, Noée Abita, en salles le 4 mai 2022