Révélée aux Visions du Réel à Nyon et à l’ACID à Cannes, la réalisatrice russe Maryusa Syroechkovskaya nous ouvre ses archives personnelles. Dans ce journal intime filmique, elle retrace douze ans de sa vie aux côtés de son mari et de son compagnon de toujours, Kimi Morev. Un documentaire autobiographique punk, puissant et déchirant.

Ils ont seize ans lorsqu’ils se rencontrent sur un forum grunge. Kimi et Maryusa. Maryusa et Kim. Ils ont seize ans, sont inséparables et se marient dans la foulée. Autour d’eux, leurs amis tombent comme des mouches : suicide, overdose… Eux-mêmes luttent contre les pensées sombres, s’accrochant avec désespoir l’un à l’autre. Ils pensent mourir dans l’année. Pourtant, ils en vivront encore douze autres ensemble. Douze années capturées par la petite caméra de Maruysa. On assiste d’abord à leur bonheur révolté et leur mariage grunge et terriblement romantique qui apparaît sur fond de Joy Division. La voix d’Ian Curtis résonne et annonce la couleur : Love will tear [them] apart…

Néanmoins, c’est moins l’amour qui les sépare que la drogue et l’absence de toute perspective dans ce que Maryusa appelle « la Fédération de la Déprime ». Sous l’impulsion de son frère trafiquant de drogue, Kimi devient héroïnomane et s’assomme de médicaments pour fuir un monde qu’il ne supporte pas. Petit à petit, il se met à faire des allers-retour en hôpital psychiatrique. De son côté, Maryusa saisit une caméra et observe la violence de son quartier sur le petit écran. La drogue, le cinéma : deux moyens de mettre le monde à distance et de l’observer de loin. À cause des drogues, les deux jeunes finissent par divorcer : s’ils se désunissent sur le papier, leur histoire d’amour et d’amitié continue malgré tout. Après quelques mois de séparations, ils décident de passer tout leur temps ensemble et de filmer compulsivement chaque instant de leur vie partagée. La réalisatrice documente alors la descente aux enfers de Kimi et en dresse un portrait intime et bouleversant.  

Smell like teen spirit

La colère et l’énergie de leur jeunesse laissent progressivement la place à la mélancolie et au chagrin.

Maryusa Syroechkovskaya réunit ici douze ans d’archives et dresse le portrait d’une jeunesse russe désemparée et sans avenir. Si les premiers temps du long-métrage sont balbutiants et rafistolés à partir du peu d’images qu’elle a, le film gagne peu à peu en consistance à mesure que la réalisatrice s’affirme comme cinéaste. Aux images de ceux qu’elle aime, elle adjoint celles des élections et de la vie politique qui congestionne la vie de ces habitants. Marqueurs temporels, les visages de Poutine puis de Medvedev tout juste élus scandent le film et témoignent de l’évolution temporelle. Sans être une œuvre radicalement politique, la réalisatrice ne fait pas l’impasse sur le contexte dans lequel ils évoluent qu’elle articule avec intelligence et finesse au récit de leurs vies. 

La Russie est présentée comme le pays de la tristesse. Les premiers mots du film donnent d’ailleurs le ton puisque la réalisatrice commente en voix-off : « Quand quelqu’un dit que la Russie c’est pour les gens russes, je me dis, c’est quoi cette connerie ? Tout le monde sait que la Russie, c’est pour les gens tristes…»  Comme les deux adolescents peinent à maîtriser quoi que ce soit, ils cherchent d’autres solutions : puisqu’ils n’auront aucun contrôle sur leur vie, ils en auront sur leur mort. La colère et l’énergie de leur jeunesse laissent progressivement la place à la mélancolie et au chagrin.  Oscillant entre une Balad of sexual dependency (de Nan Goldin) et un Kids (de Larry Clark) délocalisé à l’est, la réalisatrice saisit avec une rare qualité la fragilité et le désespoir des êtres qu’elle côtoie et qu’elle aime : face à la fenêtre, le frère de Kimi fume et parle de son expérience de la mort, la mère de Kimi marche sous la neige, Kimi lui-même s’adresse à la caméra et pleure. 

Pour la mère de ce dernier, orthodoxe convaincue, il y aurait trois naissances : la première lorsque l’on naît, la seconde lorsque l’on se fait baptiser et la troisième lorsque l’on meurt. La réalisatrice suggère alors la possibilité d’une quatrième naissance : par le cinéma. Cette histoire de Rock, sex and drug s’ouvre progressivement sur une réflexion plus générale sur ce medium. Pour Maryusa Syroechkovskaya, le cinéma est un espace hanté, par les morts-vivants, les fantômes, les revenants. Comment sauver un ami mort ? Comment lui accorder le salut ? La réalisatrice constitue une stèle de pixels pour son amant et son compagnon de toujours. Au début du film, la réalisatrice raconte avec une forme d’humour noir qu’elle avait l’habitude de se scarifier avec tout ce qui lui tombait sous la main. Son désir de marquer son propre corps se mue progressivement. C’est grâce à la caméra qu’elle laisse désormais des marques sur le monde. Filmer serait alors, pour Maryusa Syroechkovskaya,un ultime moyen de laisser une trace. 

How to save a dead friend, un film de Maryusa Syroechkovskaya, avec Kirill Morev. En salles le 28 juin.