Lorsqu’on se penche sur l’œuvre de Joris Karl Huysmans, on a fâcheusement tendance à se contenter de lire À rebours et Là-bas. Mais qu’en est-il des autres tomes du cycle de Durtal ? Qu’en est-il du second tome plus particulièrement, En route, dont le titre laisse imaginer toute la substance qu’il abrite, substance vitale si l’on cherche à bien cerner la quête religieuse de l’auteur et son cheminement vers ce « tout-complet »

La fin de Là-bas présageait assez explicitement la genèse d’En route et nous aiguillait déjà sur ses rails. Nous voilà donc arrachés de cette atmosphère de contre-église et de ce ramassis de ténèbres où Gilles de Rais sauvage mais « raffiné » se voulait maitre, pour retrouver un Durtal en pré-conversion, parti en quête de ce fer qui domptera son anémie spirituelle… 

Si j’ai décidé de parler de ce livre et non d’un autre, c’est parce qu’il a eu, et ce de la façon la plus subjective, plus d’impact sur moi. J’avais l’impression d’y voir une plume agenouillée et non debout, ne cherchant à plaire qu’à son Dieu, n’aspirant qu’à un cœur à cœur avec lui. Une plume dont les mots surchauffent la rétine à la faire se révulser. Et donc je me délectais sur fond de souffrance, de ce récit où il est question de la tempête d’une âme qui tente de s’extraire de la taverne des vices, et d’atteindre un certain état de dormance aux choses de la vie. 

« Elle semblait se redresser d’un extrême effort et darder jusqu’au ciel le cri d’angoisse de l’âme désincarnée, jetée nue, en pleurs, devant son Dieu. » Cette âme nue, en pleurs devant son Créateur, n’est autre que celle de Huysmans, celle d’un homme qui n’avait pour dessein que de la façonner de manière à ce qu’elle soit, dans la nuance même, limpide et apaisée. 

Il y aurait plusieurs axes pour aborder En route dont le plus parlant pourrait se résumer en cette phrase : « L’art avait été l’irrésistible aimant qui l’avait attiré vers Dieu ». C’est que l’art, dans sa forme la plus pure, la plus dépouillée, ou comme le disait Hello celui « dont le caractère évident est la sérénité », a été le tonique religieux de Huysmans, son chemin menant vers Dieu. Ce n’est que par lui et par lui seul, qu’il a tutoyé la Grâce, chose qu’on comprend aisément via les innombrables et délicieuses descriptions de plain-chant et d’églises qui ornent ce livre, et qui reflètent une certaine insatisfaction artistique que l’auteur n’arrivera à combler que plus loin, vers la seconde partie, où il décide de s’isoler pendant dix jours dans la Trappe de Notre-Dame de l’Âtre. 

Le salut d’une âme par la nature, ou le doux spectacle d’un corps qui se fluidifie …

J’avais l’impression de voir dans En route une plume agenouillée et non debout qui ne cherche à plaire qu’à Dieu, et qui n’aspire qu’à un cœur à cœur avec lui.

La Trappe. Lieu s’érigeant en une dilatation du banal, et agissant comme une transition d’une nature pécheresse, d’un Paris vil et fade qui freinait l’auteur dans son élan vers Dieu, vers une nature plus douce, spiritualisée, et propice à ce recueillement intérieur tant convoité, à ce déshabillage religieux propre. Une nature tendre mais surtout silencieuse qui « lui modelait l’âme avec du ciel »l’astreignant par là-même à un plongeon vers l’informulé, où il vit le clair-obscur de son âme de plus près et y décela enfin, la séparation : « Très nettement, très clairement, Durtal perçut, pour la première fois, la distinction, la séparation de l’âme et du corps, et pour la première fois aussi, il eut conscience de ce phénomène d’un corps qui avait tant torturé sa compagne par ses exigences et ses besoins, oublier dans le danger commun, toutes les rancunes et empêcher celle qui lui résistait d’habitude de sombrer. »

Il serait pertinent de souligner le contraste entre l’isolement de Durtal dans En route, et celui d’un personnage – lui aussi double de l’auteur – l’ayant précédé : Des Esseintes. Ce dernier, qui avait confectionné son retirement avec la plus grande extravagance (une tortue vivante à la carapace incrustée de pierreries, un orgue à bouches qui laisse couler diverses liqueurs, ou encore une serre de végétaux morbides et obscènes) vient se placer totalement aux antipodes de la réclusion présente. C’est que le chemin d’À rebours à En route ne s’est pas fait sans son lot de changements ; si l’anti-nature et la décadence dominent dans l’un, c’est une forme épurée où l’artifice n’a plus sa place qui caractérise l’autre. 

Une fin annonciatrice de ce qui sera…

« Ah ! se disait-il, j’ai vécu vingt années en dix jours dans ce couvent et je sors de là, la cervelle défaite et le cœur en charpie ; je suis, à jamais fichu. Paris et Notre-Dame de l’Atre m’ont rejeté à tour de rôle comme une épave et me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres. » 

Ces propos qui clôturent En route portent en eux la prophétie d’un noviciat futur, dont les traits se précisent dans La Cathédrale mais ne revêtent leur habit final que dans L’Oblat. Propos émis par un homme de lettres qui tâtonne dans cette lumière naissante, l’aveugle de l’âme qui voit enfin mais qui tergiverse encore. Cela dit, pouvait-il vraiment déboucher sur une autre issue après s’être abreuvé, si ce n’est grisé, de l’image d’un « Dieu tapi dans une âme et s’y plaisant » ?

Bref ! Il se pourrait bien que cette œuvre ait le monopole de ma faiblesse…

  • Huysmans, En route, (1895), Folio Gallimard, 1996.

Mina est la fondatrice du compte @minareadings sur Instagram et Youtube, qui traite de littérature
essentiellement classique et étrangère.