Il est avantageux d’avoir où aller : voilà ce qu’Emmanuel Carrère nous confie dans son dernier ouvrage. Alors allons-y. La phrase tirée du Yi-King se présente comme une invitation à se balader dans les archives de l’écrivain : Il est avantageux d’avoir où aller, pas obligatoire. Disons que c’est mieux. Disons que flâner, comme on le ferait si l’on pouvait voyager dans le passé pour se retrouver à un autre instant – qui n’est plus le passé mais devient le présent –, entre les lignes surnaturellement calmes d’Emmanuel Carrère, est une bonne idée.
Ne pas savoir où aller, mais avoir où aller, voilà ce que l’auteur confie dans cette fresque qui s’ouvre en 1990, sur non pas une mais trois macabres histoires de fait-divers parues dans L’événement du jeudi – et on le sait, Emmanuel, les fait-divers, ça le connaît. Cette fresque se termine en automne 2015 sur la non moins terrifiante histoire de l’Homme-dé, The Diceman, livre paru en 1971 et écrit par George Cockcroft sous le pseudonyme de Luke Rhinehart. Et entre les deux… Entre les deux, pour résumer très vite et ne pas gâcher la surprise, on retrouve le tristement célèbre Jean-Claude Romand, l’ami K. Dick, le révolutionnaire Limonov, mais on découvre aussi un bel Alan Turing, un chouïa de Balzac, les mondanités davosiennes, une interview ratée de Catherine Deneuve ou la déchirante histoire de Julie. La liste est non-exhaustive ; elle permet d’emblée de nuancer les reproches faits par les détracteurs de l’auteur de ne parler que de lui (même s’il répond, avec humour, que pour parler de lui, « on peut toujours lui faire confiance »). Sa rencontre avec Étienne, le magistrat de D’autres vies que la mienne révèle avec justesse ce qui fait le grain de l’auteur : « Il aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres, et aux autres, et il a relevé avec perspicacité que c’était la mienne aussi. »
La Règle du Je
Maintenant, pour aller moins vite, sans pour autant gâcher la surprise, il est avantageux de s’attacher à ce qui se tisse en filigrane durant ces 500 pages : l’auteur tente de trouver sa place, de se situer par rapport à ce qu’il écrit, au début dans le roman, puis au fur et à mesure que le temps passe, au carrefour de la fiction et de la réalité, dans ce qui est communément appelé la zone de non-fiction. On pourrait dire que cette ambiguïté est déjà présente et abordée à l’occasion d’un article sur la Roumanie post-Ceausescu parue dans La Règle du jeu en 1990 (qui se termine de cette manière : « L’article qu’on vient de lire n’était pas mensonger, en ce sens que j’ai entendu les propos, vu les choses, éprouvé les impressions que je rapporte. En revanche, il est probablement erroné. J’ai pu me tromper sur tout : sur les personnes, leur passé, leurs convictions actuelles, leurs responsabilités dans ce qui arrive. ») mais elle se développe et s’affine avec l’affaire Romand, fantôme omniprésent dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère dès 1993, qui donnera lieu en 2000 à L’Adversaire. C’est ce livre, piétinant, mis entre parenthèse pendant l’écriture de La Classe de neige puis repris pendant sept ans, qui marque, on le voit au fil des chroniques d’Il est avantageux…, un tournant et la volonté de l’auteur d’affirmer sa première personne, comme un romancier qui ne peut pas ne pas exister dans son œuvre, dès lors qu’elle s’inscrit dans le réel. Et cela, on le retrouve lorsque Carrère parle du journalisme ou de la science : la présence de l’observateur modifie inévitablement le phénomène observé ; ou bien on tente de faire croire que notre présence n’existe pas et que l’objectivité est réelle entre ce qui est dit et ce dont on parle, ou bien on admet que le fait d’être là modifie la situation, et alors nous sommes face à une situation nouvelle.
Le narrateur éparpillé
Carrère révèle, ce que l’on connaît peut-être moins, sa facette de reporter, notamment pour la revue XXI, de curieux, à fourrer son nez là où il ne faut pas, à s’introduire à la va-comme-je-te-pousse, où on ne l’attend pas
Fort heureusement ce n’est pas tout. Carrère révèle, ce que l’on connaît peut-être moins, sa facette de reporter, notamment pour la revue XXI, de curieux, à fourrer son nez là où il ne faut pas, à s’introduire à la va-comme-je-te-pousse, où on ne l’attend pas – assez des faits divers morbides auxquels on m’attelle, se dit-il parfois ! Avant de se dire que tout de même, ce vieux hongrois perdu… Ça l’intéresse – et plus tard on connaît Un roman russe. Sa facette de cinéaste, avec Retour à Kotelnitch, mais aussi avec la savoureuse note d’intention de L’Invisible, son regard incisif, technique et précis. Mais également son affection toute particulière et on le comprend, pour Michel Déon, Daniel de Foe, à qui il s’identifie comme, on le devine, il s’identifie à chaque fois qu’il se plonge tout particulièrement dans une œuvre – mais qui ne le fait pas ? Ou encore, allons-y pour un peu de désordre, l’ours brouillon et éminemment cultivé qu’était Philip K. Dick, « l’homme qui avait tout compris » – et plus tôt, on connaît Je suis vivant et vous êtes mort –, ainsi que neuf chroniques, censément érotiques mais très vite transformées en une phénoménologie de l’angoisse, sorte de psychothérapie à ciel ouvert, dans lesquelles nous retrouvons Hélène (que nous commençons à bien connaître, elle aussi).
Cette hétérogénéité des sujets, qui semblent tout de même bien différents les uns des autres – et je vous invite à trouver d’autres points communs entre Catherine Deneuve et Emmelene Landon qu’Emmanuel Carrère – cette variété trouve pourtant son unité à travers la présence de l’auteur, s’adressant au lecteur comme si celui-ci était en face, à dialoguer avec un talent et une simplicité, une ironie, presque agaçants tant cela paraît réel, sans vernis, livré tel quel. On peut se trouver sceptique, d’abord, en se disant qu’Emmanuel, on le connaît, qu’on l’a lu, et qu’on ne va pas en découvrir tant que ça. Mais on veut se laisser surprendre ; on a un peu peur d’être déçu, mais ce n’est surtout pas ce qu’on veut. Et, en cela, Carrère sait être agaçant car il ne déçoit pas. C’est le plaisir le plus intense, le plus jouissif, « mettre mat le lecteur », que de se demander : comment va-t-il s’en sortir, l’Emmanuel, cette fois ?
Je peux présumer, sans savoir qui me lira, que si vous êtes sur cette page, c’est que vous êtes un lecteur. Et comme nombre de lecteurs (j’en suis), Emmanuel Carrère fait partie de ceux « tellement boulimiques qu’ils en ont honte et accueillent avec joie tout motif honorable, professionnel, par exemple, d’assouvir leur vice. ». Mettons donc que je vous invite, avec ou sans tutelle professionnelle, à assouvir le vice, à lire cette anthologie de 550 pages mais aussi celles qui les ont précédées, à rencontrer ou retrouver cet écrivain qui nous fait voyager dans la littérature, mais aussi dans la vie, et « qui prouve ceci, qui ne va pas de soi, qu’un écrivain de haut vol peut être un type bien. »
- Il est avantageux d’avoir où aller, d’Emmanuel Carrère, éd. P.O.L, 546 p., 22,90 euros.
Arnaud Villanova