Après des applaudissements fournis, un silence ému tombe. Quelques spectateurs se frottent les yeux, et les rangs de la Semaine de la Critique peinent à quitter la salle. Le très beau Imago, premier long métrage documentaire de Déni Oumar Pitsaev, douce histoire de maison, de transmission, d’exil et de famille, n’a pas laissé indifférent. Le lendemain, le réalisateur tchétchène acceptait de nous rencontrer dans une grande pièce vide et résonnante, qui contraste tant avec son film intimiste. 

Dans Imago, vous mettez en scène votre arrivée en Géorgie, pour visiter un terrain qui se situe à quelques kilomètres des montagnes tchétchènes et que votre mère a acheté pour que vous y construisiez une maison. Est-ce que l’idée de filmer est venue immédiatement au contact du lieu ?

Nous plaisantons souvent en disant que ma mère est la deuxième productrice du film, car elle a organisé ma venue et que le projet est né à partir de ça. Je suis allé à Pankissi pour la première fois pour faire des repérages. Ensuite, j’y suis retourné directement pour filmer, avec l’équipe technique et la caméra. Toutes les scènes que l’on voit sont des premières scènes car je voulais garder la spontanéité des rencontres et de mes découvertes. Imago montre aussi le film en train de se faire. 

La rencontre s’est-elle faite immédiatement, avec les habitants ? Avez-vous eu directement l’intention de les filmer ? 

L’envie s’est créée petit à petit. J’ai rencontré plusieurs personnes que j’ai également filmées mais qui ne sont plus dans le documentaire : malheureusement, on ne peut pas tout mettre. En revanche, certaines rencontres se sont faites hors caméra, par exemple avec le jeune homme qui voulait être cosmonaute. Je me suis directement senti à l’aise avec lui, c’est aussi quelqu’un qui est un peu à part et qui me comprenait plus facilement. D’une certaine manière, le film suit aussi l’évolution de notre relation, qui se crée au fur et à mesure. 

“Je ne voulais pas faire un film cérébral, mais réel, qui passe par les vies.”

Les moments passés avec le jeune homme sont très marquants, toujours en contrepoint avec le reste. Les scènes où vous êtes ensemble passent presque pour de la fiction, précisément puisqu’elles présentent une véritable évolution narrative. Comment avez-vous géré le fait d’être à la fois devant et derrière la caméra, personnage et réalisateur ? 

Par la schizophrénie ! Plus sérieusement, il n’a pas été facile de passer devant la caméra, car je n’oubliais jamais que j’étais aussi le réalisateur. J’avais parfois la tentation de pousser la conversation dans une direction qui pourrait m’arranger, mais en même temps je voulais lâcher prise. Je devais vivre dans l’instant : on ne peut pas faire de vraies rencontres ou avoir des discussions profondes si on réfléchit toujours à ce qu’on va en obtenir. Mais il m’a fallu un petit temps d’adaptation, notamment au début du film car il y avait plusieurs informations à transmettre pour expliciter la situation : nommer les pays, éclaircir les faits… C’était parfois le réalisateur et non pas l’homme qui menait la conversation. Ensuite, j’ai abandonné cette posture en me disant qu’il n’était peut-être pas nécessaire de tout comprendre. Comme j’arrivais dans cet endroit, je ne saisissais pas tout. J’ai décidé de faire confiance aux spectateurs, et de me faire confiance. Je ne pouvais pas être rigide et tout contrôler ; le réalisateur devait également faire confiance au personnage et se laisser porter. Je ne voulais pas faire un film cérébral, mais réel, qui passe par les vies.

Durant la fabrication du film, dans les premières étapes du montage, on me disait souvent que le film était merveilleusement écrit. C’était un compliment à double tranchant, car ce n’était pas écrit ! Tout a été tourné en une prise, aucun dialogue n’était prévu à l’avance. Mon but a été ensuite de travailler l’aspect plus “documentaire” au montage, pour que le rendu soit moins parfait, plus brut. J’ai gardé des regards à la caméra, quelques conversations qui l’évoquent, des plans au cadrage moins achevé… Je voulais éviter qu’on pense que tout était écrit alors que, justement, je voulais faire éloge au réel ! 

Les dialogues sont la force du film, d’autant plus qu’ils ne sont pas écrits. Votre père, par exemple, commence à réciter des poèmes par cœur ; c’est un très beau moment, qui aurait tout à fait pu être une scène de fiction. Mais le fait que ce soit réel rend plus fort. 

J’ignorais absolument que mon père connaissait des poèmes, et même qu’il avait séduit ma mère avec ! 

Pour revenir sur votre volonté de ne pas faire un film cérébral, elle est d’autant plus intéressante que votre film aborde aussi de grands questionnements : la famille, les traditions, l’identité, l’attachement à la terre… Mais vous les traitez toujours de manière très sensible, loin d’un prisme intellectuel plus distant. Imago est un film qui explore beaucoup de concepts mais sans jamais être conceptuel. 

Il me semble qu’il est beaucoup plus facile d’être conceptuel, de tout contrôler, que de faire confiance au réel. C’était un challenge pour moi ; j’ai appris à lâcher les choses, à ouvrir mon cœur. Mais les gens étaient si accueillants que je ne pouvais pas faire autrement. 

Au début du film, il y a la nécessité de donner quelques bases contextuelles sur...