Dans son ouvrage La Maîtresse italienne (Gallimard), l’académicien Jean-Marie Rouart donne à voir, par son art consommé du portrait, l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe et les mésaventures méconnues de l’homme qui, chargé de veiller sur le « grand proscrit », s’en est détourné pour céder aux sirènes de la fameuse maîtresse. Des touches de rêve et de volupté pour se délecter en marge de la grande fresque.
La littérature est un art total. Gourmande en merveilles, elle a coutume d’emprunter à ses frères et sœurs. L’auteur peut ainsi se faire tour à tour – et avec des dominantes pour chacun – conteur (Dumas), musicien (Flaubert), voyant (Bernanos), parfumeur (Proust), artificier (Malraux) exorciste (Céline), jongleur (Barthes), alchimiste (Stendhal) ou démiurge (Hugo). Assurément, Jean-Marie Rouart tendrait vers le peintre. Pas seulement parce que son père, auquel il a récemment consacré un ouvrage émouvant, Augustin Rouart : Entre père et fils (Gallimard), maniait le pinceau avec talent ; mais bien parce que ses propres œuvres sont empreintes de ce souci pictural. On y découvre une profusion de tableaux vivants, tous plus chamarrés et exquis les uns que les autres.
Rouart esthète de la chute
Le propos – l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe, « un si grand Homme sur une si petite île » – aurait pu consister en une grande fresque historique de l’empereur déchu ; au contraire, l’académicien s’emploie à rompre avec l’académisme du plan large. Peu lui chaut les images d’Épinal, ce qui importe, ce sont les épines, celles du cœur, celles du corps. L’esthétique du renoncement et de la chute, magnifiées, contenteraient le lecteur à elles seules. Mais la marâtre humiliation, clé de voûte de l’œuvre de Jean-Marie Rouart, se sublime dans un autre sentiment, tout aussi intime : le plaisir. Celui de l’âme et de la chair, peinte avec les mots.
Le personnage central du récit est la comtesse Miniaci, objet des désirs de Neil Campbell, le colonel britannique chargé de la garde de Napoléon. Mais l’œil qu’il devait garder sur l’empereur se distrait (comme celui du lecteur) dans la Toscane voisine et dans l’étourdissement des plaisirs de cette maîtresse imprévisible. « Ce n’est pas tant sa fougue, son ardeur au plaisir, la furia qui s’emparait d’elle qui l’ont grisé que des audaces qu’aucune femme convenable ne se fût autorisées. Jamais il n’avait connu une telle imagination fantasque dans la dépravation. » L’épigraphe de Julien Gracq – « Si la littérature n’est pas un répertoire de femmes fatales et de créatures en perdition, elle ne mérite pas qu’on s’en occupe » – avait annoncé la couleur, Jean-Marie Rouart la dispose par petites touches sur la toile. Louis XVIII lui-même est dépeint – et avec quelle jubilation ! – par le prisme sexuel. Ou plus exactement, par ses carences en la matière. « Les efforts laborieux de Mme du Cayla ne parviennent pas à ragaillardir le membre royal qui demeure d’une désarmante flasquesse. Cette impuissance l’épuise : elle l’aigrit en grivoiserie malsaine, le condamne à rechercher des postures humiliantes sans autre résultat que de le frustrer davantage. » Autres personnages croqués avec malice – et pour nous, délice – : le prince Murat, « un dindon empanaché de gloriole », Talleyrand, « de cette pâleur cireuse des cadavres » ou encore le très royaliste chevalier de Bruslart : « Si on veut le peindre, deux mots le résument : un pur et un tueur ». Les descriptions sont du peint béni !
Quand la plume s’envole
Le roman pourrait se résumer à l’image de cette aquarelle en clair obscur où le réel se révèle par le rêve.
Jean-Marie Rouart le portraitiste est aussi paysagiste. Dès l’arrivée du « grand proscrit », l’île d’Elbe se change en peinture. « À quoi lui faisait songer ce paysage ? À un Turner, mais à un Turner plus radieux, plus pimpant, plutôt un Tiepolo ». À quoi correspondent ces touches brumeuses ? Au rêve bien sûr ! Le rêve qui, à chaque instant, surplombe la réalité, la raison et l’Histoire. Le colonel Campbell a du mal à se convaincre qu’il est bien éveillé : « La vision de ce personnage légendaire au cœur de la nuit dans le pâle éclairage de la lune et des étoiles avait quelque chose d’irréel ». Le roman pourrait se résumer à l’image de cette aquarelle en clair obscur où le réel se révèle par le rêve. Quant au mot « irréel », qui revient à plusieurs reprises comme un mantra, il enveloppe toute la toile, jusqu’aux ébats invraisemblables de Neil Campbell avec la comtesse Miniaci. De même, l’admiration de l’auteur pour le Grand homme procède de la part d’irrationnel – d’irréel – qu’il suscite. « Grand paradoxe, cet homme de raison, façonné par les sciences, mathématicien prodige, connaît les limites de la réalité. Il doit presque tout à l’imagination, qui a été sa meilleure alliée. Il tient aussi son pouvoir de l’art de faire rêver. » N’est-ce pas là un point commun avec l’artiste, peintre ou écrivain ? En ce sens, Napoléon, « monstre de volonté », « défi au romanesque », pour reprendre les expressions de Jean-Marie Rouart, est à coup sûr un grand artiste qui, deux siècles après sa mort, laisse à la France bien plus qu’un code civil : une légende. Laquelle nourrit, nous l’avons vu encore récemment, l’imagination du monde entier. Le pouvoir ne dure pas, le rêve demeure. Avant de procéder à « l’invasion de la France par un seul homme » et de prononcer son alea jacta est, le soir de sa dernière nuit, l’empereur « confie sa décision à quelque chose de plus haut, de plus mystérieux, de plus irrésistible, de plus implacable : sa destinée ». Comme un écho à son maître-ouvrage, Napoléon ou La destinée, Jean-Marie Rouart convoque une fois encore l’irrationnel de la « bonne étoile », celle en laquelle croyait l’empereur, peut-être parce qu’elle était la seule à même de tout expliquer.
La célèbre confession de l’Aigle dans sa dernière cage laisse songeur : « Savez-vous ce que j’admire le plus au monde ? C’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit. À la longue le sabre est toujours vaincu par l’esprit. » Et si, une fois retombé le tumulte, l’esprit, c’est-à-dire le rêve, était l’unique matière vraiment consistante ? Ce n’est pas la roue précaire de l’Histoire et du sabre que Jean-Marie Rouart met en mouvement dans son roman-toile mais une autre, à l’échelle de l’Homme et de son imagination : la roue de l’art. « Roue-Art », si nous parlions comme Lacan la langue des oiseaux.
- Jean-Marie Rouart, La Maîtresse italienne, éditions Gallimard, janvier 2024
Crédit photo : Jean-Marie Rouart, Francesca Mantovani © Editions Gallimard