
DeuxiĂšme roman de lâĂ©crivain Ădouard Louis, paru aux Ăditions du Seuil en janvier 2016, Histoire de la violence ne peut laisser son lecteur indiffĂ©rent. Il sâagit du rĂ©cit dâune nuit dâhorreur (prononçons les mots : dâun viol et dâune tentative dâhomicide), et des consĂ©quences de ce traumatisme sur la vie du narrateur, un jeune homme nommĂ© Ădouard⊠Sur le chemin du retour dâun dĂźner de NoĂ«l passĂ© avec ses amis, le protagoniste fait la rencontre, sur la place de la RĂ©publique, de Reda, quâil finit, aprĂšs quelques tergiversations, par convier chez lui.

En raison de son intrigue mĂȘme, ce livre difficile Ă apprĂ©hender a rĂ©cemment dĂ©frayĂ© la chronique : le violeur prĂ©sumĂ© a attaquĂ© en justice le jeune auteur, pour atteinte Ă la prĂ©somption dâinnocence et Ă la vie privĂ©e. Nous ne reviendrons pas davantage sur cette polĂ©mique â qui possĂšde cependant lâintĂ©rĂȘt de soulever la question de la frontiĂšre entre lâĂ©criture romanesque et la rĂ©alitĂ© â, pour mieux nous concentrer sur une approche littĂ©raire.
Si cet ouvrage semble appartenir Ă un genre hybride, incertain, il fonctionne Ă©galement en miroir, grĂące Ă lâentrelacement des voix narratives ; enfin, Histoire de la violence prĂ©sente une vaste rĂ©flexion sur le langage : comment mettre des mots sur le traumatisme ? Dans quelle mesure la maniĂšre de sâexprimer caractĂ©rise (si ce nâest enferme) lâindividu ?
Lâadoption dâun genre hydride : du roman Ă lâessai ?
Le paratexte nous lâindique : le livre dâĂdouard Louis est bel et bien sous-titrĂ© « Roman ». MalgrĂ© tout, cette appartenance au genre romanesque est loin dâĂȘtre Ă©vidente. DĂšs le titre, un doute sâinsinue : Histoire de la violence. Cette dĂ©signation nâest en effet pas sans Ă©voquer un intertexte foucaldien : Histoire de la sexualitĂ©, Histoire de la folie Ă lâĂąge classique. Cet Ă©lĂ©ment pourrait donc nous inciter Ă percevoir la part thĂ©orique de lâouvrage dâĂdouard Louis. Lâintuition se confirme Ă la lecture de ce « roman ». Lâintrigue devient une sorte de toile de fond, un dĂ©cor qui permet lâenclenchement de rĂ©flexions variĂ©es, quâelles soient dâordre psychologique, philosophique, sociologique, voire idĂ©ologique.
LâĂ©vocation du passĂ© familial de Reda est lâoccasion dâun retour sur lâarrivĂ©e de son pĂšre en France, dans un foyer dâaccueil pour migrants. Ce rĂ©cit demeure trĂšs factuel mais nâen paraĂźt pas moins significatif de lâinscription de lâintrigue dans le cadre dâune rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale sur lâhistoire des rapports de force.
Nâoublions pas quâĂdouard Louis a Ă©tudiĂ© la sociologie, et quâil se place lui-mĂȘme dans la continuitĂ© de Pierre Bourdieu â citons le titre dâun ouvrage publiĂ© sous la direction du romancier en 2013, Pierre Bourdieu. Lâinsoumission en hĂ©ritage â. Dans Histoire de la violence se retrouve une rĂ©flexion sur le milieu dâorigine du narrateur (Ă savoir, un Nord de la France quelque peu caricatural, dĂ©favorisĂ©, majoritairement ouvrier), qui Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sente dans En finir avec Eddy Bellegueule. De plus, des jeux dâopposition se mettent en place, entre Paris et la province, entre les classes modestes et la bourgeoisie.
Le narrateur se prĂ©sente ici en vĂ©ritable tĂ©moin de la misĂšre carcĂ©rale, quâĂ lâinverse des autres, il a vue de ses propres yeux.
Le narrateur prend Ă©galement position contre les mĂ©thodes rĂ©pressives â il exprime avec force son refus de porter plainte contre son agresseur, avant de finalement sây rĂ©soudre, sous la pression de ses amis â sous la forme de notations qui ne sont pas sans rappeler, lĂ encore, la pensĂ©e de Michel Foucault : « câĂ©tait pour des raisons politiques que je ne voulais pas porter plainte, [âŠ] câĂ©tait Ă cause de ma dĂ©testation de la rĂ©pression, de lâidĂ©e mĂȘme de la rĂ©pression. » Quelques pages plus loin apparaĂźt une vive critique du systĂšme carcĂ©ral, fondĂ©e sur une expĂ©rience personnelle, celle des visites rendues Ă un cousin emprisonnĂ© : « Tu as vu les visages Ă©puisĂ©s, ravagĂ©s, lacĂ©rĂ©s, des autres prisonniers, les visages dĂ©vastĂ©s, ravagĂ©s, des familles Ă la sortie de la maison dâarrĂȘt [âŠ] ils nâont pas vu devant le mur les familles suppliantes rampantes attendant que leur nom soit prononcĂ©, attendant de pouvoir entrer au parloir. » Le narrateur se prĂ©sente ici en vĂ©ritable tĂ©moin de la misĂšre carcĂ©rale, quâĂ lâinverse des autres, il a vue de ses propres yeux.
Ensuite, la citation dâune phrase dâHannah Arendt, qui associe la « nĂ©gation dĂ©libĂ©rĂ©e de la rĂ©alité » (ou la « capacitĂ© de mentir ») Ă la possibilitĂ© dâune action libre, vient appuyer lâinterrogation du narrateur sur sa propre situation, sur son rapport au mensonge, et conduit Ă lâaffirmation paradoxale de la dissimulation de la vĂ©ritĂ© comme force de libĂ©ration : « Les mensonges mâont sauvĂ© bien plus dâune fois. Si jây rĂ©flĂ©chis beaucoup de moments de libertĂ© dans ma vie ont Ă©tĂ© des moments oĂč jâai pu mentir, et par mentir jâentends rĂ©sister Ă une vĂ©ritĂ© qui essayait de sâimposer Ă moi [âŠ] je me rendais compte que les mensonges Ă©taient la seule force qui mâappartenait vraiment, la seule arme Ă laquelle je pouvais faire confiance, sans condition. »
Ă cette hĂ©sitation entre le roman et lâessai rĂ©pond, du point de vue narratif, lâentrelacement de deux voix distinctes.
Un roman en miroir : lâentrelacement des voix narratives
Quelques mots sont nĂ©cessaires pour rendre compte du dispositif narratif mis en place dans ce roman : peu de temps aprĂšs son viol, le narrateur part se reposer dans son village natal, dans la maison de sa sĆur Clara. DissimulĂ© derriĂšre une porte, Ădouard Ă©coute la jeune femme raconter lâhistoire de son frĂšre Ă son mari. Ce dernier reste silencieux, et le lecteur entend lâintarissable voix de Clara, qui, selon une logique de poupĂ©es russes, dâemboĂźtement des discours, retrace le rĂ©cit des Ă©vĂ©nements qui lui a Ă©tĂ© livrĂ© par Ădouard. La parole de la jeune femme est entrecoupĂ©e par celle du narrateur, qui donne son point de vue, nuance ou rĂ©fute les propos de sa sĆur. Les deux voix narratives entrent en rĂ©sonance, se contredisent et se nourrissent mutuellement, Ă la faveur dâun jeu dâĂ©chos. Le narrateur intervient sur le discours de sa sĆur, le commente, le conteste, ou encore le reformule. Nombreuses sont les notations entre parenthĂšses, en italique, dans lesquelles Ădouard met Ă distance la parole de Clara. Prenons dâabord lâexemple de lâajout de lâarticle de nĂ©gation : « Et mĂȘme quand câĂ©tait pas rĂ©el (mĂȘme quand ce nâĂ©tait pas rĂ©el). » Il arrive Ă©galement que le narrateur conteste les formulations de sa sĆur : « Il voulait tirer le plus de monde possible avec lui vers le fond, il mâa dit (je lui avais dit : rĂ©pandre la douleur). », « il me dit, mĂȘme si jâavais beaucoup respirĂ© depuis, ma parole, ça me dĂ©goĂ»tait Clara (ce nâest pas comme ça que je lâai dit). »
Nous constatons que lâentrelacement des voix narratives, sâil permet la variation des points de vue sur un mĂȘme Ă©vĂ©nement, va de pair avec une rĂ©flexion sur le langage, sur les façons de dire.
Violente parole : la réflexion sur le langage
Dans le discours de Clara, il est aisĂ© de reconnaĂźtre des formulations propres Ă ce qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© (pour le dire rapidement) de parler populaire. Le « monologue » de la jeune femme est ponctuĂ© de barbarismes, dâentorses Ă la grammaire ; il fait entendre un sociolecte clairement identifiable. Il est possible de considĂ©rer cette mise en parallĂšle dâun mode dâexpression familier et du langage acadĂ©mique employĂ© par le narrateur comme une opposition simpliste, excessivement tranchĂ©e, Ă la limite de la caricature. Toutefois, il est intĂ©ressant de noter que le langage dâĂdouard nâest pas Ă©pargnĂ© par le discours de sa sĆur, qui raille sa façon de parler. Clara explique dans le passage suivant avec quels mots Ădouard a tentĂ© de rĂ©cupĂ©rer son tĂ©lĂ©phone portable, dĂ©robĂ© par son agresseur : « Je veux juste que tu me le rendes et on oublie [âŠ] et Ădouard lui dit : On oublie et on oublie quâon a oubliĂ©, cette phrase-lĂ , moi jâai pensĂ© mĂȘme devant lâautre il a pas pu sâempĂȘcher de sortir de son vocabulaire, de parler avec son vocabulaire de ministre, câest plus fort que lui [âŠ] »
De lâinterrogation sur le langage Ă la rĂ©flexion sur le rĂŽle de lâĂ©criture de soi, il nây a quâun pas, que le romancier semble franchir dans Histoire de la violence.
La rĂ©flexion sur le langage concerne aussi la relation entre le traumatisme et la parole. Au dĂ©but de lâouvrage, le narrateur revient sur la nĂ©cessitĂ© du rĂ©cit, sur la « folie de la parole » qui sâest emparĂ©e de lui aprĂšs son viol : « je me voyais aborder un inconnu dans un lieu public, sur un trottoir ou dans les rayons dâun supermarchĂ©, pour tout lui dĂ©voiler de mon histoire, tout dire [âŠ]. Câest que je ne pouvais plus arrĂȘter dâen parler. » MalgrĂ© ce pouvoir salvateur attribuĂ© au langage, les limites de la parole sont pointĂ©es, elles ne peuvent rendre totalement compte du traumatisme : « aujourdâhui [âŠ] il ne me reste plus que le langage et jâai perdu la peur, je peux dire âjâavais peurâ mais ce mot ne sera jamais quâun Ă©chec, une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de retrouver la sensation, la vĂ©ritĂ© de la peur. »
 De lâinterrogation sur le langage Ă la rĂ©flexion sur le rĂŽle de lâĂ©criture de soi, il nây a quâun pas, que le romancier semble franchir dans Histoire de la violence. Câest ce dont tĂ©moigne la poignante citation placĂ©e Ă la fin du livre, extraite de Kaddish pour lâenfant qui ne naĂźtra pas, de Imre KertĂ©sz, et qui donne son titre Ă cet article : « Il sâavĂ©ra quâĂ©crire sur le bonheur Ă©tait impossible, du moins moi, jâen Ă©tais incapable, ce qui dans ce cas prĂ©cis revient Ă dire que câĂ©tait impossible, le bonheur est peut-ĂȘtre trop simple pour quâon puisse Ă©crire Ă son propos [âŠ]. Il sâavĂ©ra que je nâĂ©crivais pas pour chercher du plaisir, au contraire, il sâavĂ©ra quâen Ă©crivant, je cherchais la souffrance la plus aiguĂ« possible, Ă la limite de lâinsupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vĂ©ritĂ©, quant Ă savoir ce quâest la vĂ©ritĂ©, Ă©crivis-je, la rĂ©ponse est simple : la vĂ©ritĂ© est ce qui me consume, Ă©crivis-je ».
- Ădouard Louis, Histoire de la violence, Ăditions du Seuil, Paris, 240 p., 18 euros, 2016