Ouvrage court et fondamental dans l’œuvre de Péguy, L’Argent, qui se veut être originellement une critique de la réforme scolaire de 1902, entremêle les souvenirs de l’auteur pour reconstituer le passage de la France dans les temps modernes et dénoncer les illusions du progrès bourgeois. En août dernier, les excellentes Éditions Allia ont réédité cet essai publié pour la première fois en 1913 dans les Cahiers de la Quinzaine.

L'Argent, Péguy
Chacun vit sa petite histoire dans la grande, et confond les deux. C’est ainsi qu’on a la faiblesse de croire que certaines de nos années passées, certaines plus stables que d’autres, ont pu être un point d’équilibre pour le monde entier qui s’y serait tenu en harmonie. Pour Charles Péguy, 1880 représente le point d’équilibre de l’ancienne France, où l’école républicaine et l’Église, ces « deux puretés de notre enfance », vécurent ensemble en harmonie. L’Argent nous accueille dans ce regard subjectif et faussement naïf, qui cache en vérité un véritable combat contre les élites intellectuelles de son temps.

À la veille de la première guerre mondiale, L’Argent parle du basculement de la France vers sa modernité. Un pays qui connaît alors, et pour la première fois de son histoire, une continuité de la république, mais qui a « moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans ».

Que s’est-il donc passé dans ces trente ans qui séparent 1880 de 1910 ? Il n’est pas question dans ce court livre d’y répondre parfaitement, comme un essai classique s’y emploierait. Car L’Argent est un livre de souvenirs : celui, d’abord, de l’enseignement scolaire, ses écoles normales et ses « folies scolaires » nouvellement construites par la république et signes de l’empire éducatif républicain dont l’écrivain a suivi toutes les étapes sous la tutelle de Théophile Naudy, directeur de l’École Normale d’Orléans. Ce livre lui est dédié, il est même un préambule à l’étude que ce maître tutélaire publiera quelques mois plus tard dans LesCahiers de la Quinzaine. Voilà pour le socle, la filiation, la nostalgie depuis laquelle Péguy s’exprime : ce qu’il a à défendre est d’abord un homme, une institution et son monde, celui des hussards noirs, celui d’une métaphysique. C’est le point de départ d’une méditation sinueuse qui va se déployer à travers les souvenirs, se lier à d’autres objets de la mémoire, avancer par sauts de pensée dans les causes de ce passé désormais aboli, et former un désir de témoignage qui se retient de penser trop bien.

Le travail bien fait

« Nous essaierons de le dire : nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connu intacte. »

L’ancienne France que Péguy dessine dans son souvenir échappe à toute approche factuelle. Elle est une grande toile tissée par un sentiment : la Foi. Si le propre des souvenirs est de mêler ce qui provoque une même émotion, ainsi l’école républicaine et l’Église de l’enfance de Péguy s’unissent à son propos, s’envisageant à l’opposé de l’antagonisme fondamental que nous leur appliquons couramment : 

« Nous croyions entièrement, et également, et de la même créance, à tout ce qu’il y avait dans la grammaire et à tout ce qu’il y avait dans le catéchisme. »

Certes la république et l’Église « distribuaient des enseignement diamétralement opposés », mais il existe un lien paradoxal entre ces deux enseignements, un lien qui s’offre seulement à l’expérience concrète, à la fréquentation d’une époque. Cette ancienne France, portée également par la famille, Péguy la rassemble dans une morale volontairement simple, un véritable Zeitgest :

« Tous les trois, ils nous enseignaient cette morale, ils nous disaient qu’un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien. » 

Si toutes les sociétés occidentales du XXe siècle (à commencer par les plus sombres) ont pu reprendre à leur compte cette morale du travail, Péguy ajoute que c’est le cœur même de cette morale, la croyance en elle, qui s’est effondrée à la fin du XIXe siècle, préparant cette désillusion contemporaine jamais soignée. Illustrant cet âge d’or où l’évolution des moyens de production n’avait pas encore bouleversé le moral du travailleur et les repères de la société, L’Argent s’arrête sur le métier de rempailleur que la mère de Péguy exerçait en son temps :

« J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. »

Et Péguy s’en tient ici à la main, à la volonté et à l’objet créé, au rapport immédiat qui liait les trois et donnait en ce temps la valeur du travail : 

« Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. » 

Il faut ici prendre l’expression du travail bien fait à la lettre : le travail bien fait, c’est celui qui se maîtrise, qui se vit dans la pensée et l’action de l’artisan — maîtrise de la main qui le guide, du début à la fin. Dans une vision phénoménologique du travail, où l’objet créé ne dépend que de celui qui le fait et le voit, Péguy insiste sur la perte qu’a subi le peuple de France quand les paysans et artisans devenus ouvriers de chaînes de production capitaliste ont été privés, dans leur être même, du respect qu’ils accordaient à leur travail. 

Mais il est ici affaire d’une croyance, d’une métaphysique disparue qui ne rejoint ni la lutte des classes ni quelconque langage réactionnaire. Et dans l’analyse de ce vieux peuple désormais « infecté d’esprit bourgeois et capitaliste », L’Argent s’attache aux causes ontologiques qui guident en secret ce changement d’époque.

Celui qui ne s’élève pas est abaissé

Si Péguy accuse la bourgeoisie et le capitalisme d’avoir corrompu la valeur du travail, ce qui en 1913 n’est pas une charge très neuve, L’Argent délaisse franchement toute articulation idéologique et trace son sillon dans une succession d’idées libres embrassant des temps lointains, et qui dévoilent finalement une référence de la pensée de Péguy : l’humilité antique.

Cette conception du monde des anciens, inégalitaire, sacrale et tacite, où celui qui voulait modifier son sort se plaçait contre la Loi, est en complète opposition avec les temps modernes, construits justement sur le principe contraire : le mouvement obligatoire d’ascension sociale imposée par le progrès. Péguy insiste sur cette nouvelle métaphysique radicalement opposée, apparue en cette fin de siècle dans le devenir bourgeois du monde occidental. Plus encore, c’est au regard de cette nouvelle donne que « l’antique et le chrétien vont ensemble, sont ensemble : les deux antiques, l’hébreu et le grec ». La modernité a ainsi pour effet de tenter Péguy d’un rassemblement du passé chrétien et antique, d’Hésiode à Jeanne d’Arc, unissant commodément le panthéon personnel de l’écrivain. 

Au centre de cette opposition entre les temps repose un nom commun et complexe, celui de la Pauvreté. S’il y a toujours eu des riches et des pauvres, ce statut, qui prend aujourd’hui la valeur de la honte, a connu un destin différent dans son ancienne acception, chrétienne et païenne : un état reconnu et accepté, qui n’appelait pas d’élévation impérative mais servait plutôt de base fondamentale de toute société, une nécessité acceptée. En un mot la Pauvreté n’était pas autrefois le synonyme direct de la misère, même si on en crevait. Elle était d’abord une condition qui pouvait se voir. Et c’est cette interdiction nouvelle de la Pauvreté qui justement, pour Péguy, marque un point de non-retour dans l’évolution du monde, où l’homme ne peut plus avoir la liberté de sa condition, traqué par la nécessité d’élévation. Ainsi, « il était réservé au temps moderne que l’homme fût frappé dans sa condition même » : une condition antique, celle de la stabilité et de l’inégalité fondamentale des êtres, que le monde contemporain ne veut plus connaître au nom d’un progrès aux effets retors. 

Coupé de la condition de la pauvreté quand celle-ci est désormais remplacée par un trou menaçant, l’homme du XXe siècle n’a donc plus d’autre choix que d’échapper perpétuellement à son statut, déplacé perpétuel vers le haut sous peine d’être rabaissé à la misère. 

Signalant définitivement son rejet de la modernité scientifique et bourgeoise, Péguy ouvre là une autre fenêtre sur un malaise civilisationnel tout à fait actuel, dans une société plus que jamais prise dans l’accumulation, le gain, l’argent roi. Une société victime, plus que tout, de cette absence de repli et de stabilité métaphysique, où chaque silence, chaque immobilité renvoie vers la menace d’une chute.

Pour une autre histoire de la France

L’œuvre tardive de Péguy, à laquelle L’Argent appartient, est orientée par un rejet des règles de la modernité scientifique et le récit du progrès. C’est ce besoin d’élévation permanente, scientifique et politique, que l’écrivain combat et désigne comme un orgueil aveugle. Et cet orgueil touche jusqu’à la narration même de l’histoire humaine, guidée en cette époque par un positivisme qui accorde au métier d’historien (dont Hippolyte Taine est le premier représentant) le droit d’étudier de haut le passé, comme s’il s’agissait là d’un ensemble disparu et dépassé. 

Pour Péguy, l’histoire n’est pas un ensemble de faits positifs, manipulables en homme de science, qui rejoindraient une ligne temporelle orientée par le mythe du progrès. Et au prétexte de saisir un changement d’époque, L’Argent est le champ d’application d’une autre vision de l’histoire, orientée par le témoignage et la volonté de rendre compte de ceux qui en furent les témoins, et d’où s’envisagent les mouvements profonds de l’histoire : le peuple, son peuple. Une entreprise qui prend la suite des cahiers de souvenirs d’une famille de républicains fouriéristes, les Milliet, où Péguy avait souhaité quelques années plus tôt montrer « en quelle terre poussa la République » (Notre jeunesse, 1910).

  • Charles Péguy, L’Argent, éditions Allia, 2023.

Crédit photo : Charles Péguy, auteur de L’Argent, dans les bureaux des Cahiers de la Quinzaine, 1913. © DR