Dans ce recueil, Jean-Michel Sieklucki – ancien avocat pénaliste désormais attelé à l’écriture d’essais comme de récits, et de romans comme de nouvelles – nous fait voyager outre-Atlantique et, peut-être plus encore, en deçà du passage à l’âge adulte.
Recueil intéressant que ces Cinq folies du Nouveau Monde. Cinq folies, c’est-à-dire cinq nouvelles, se déroulant toutes dans cette Amérique andine qui, de l’Atacama au fictif pays de Vénélivia, nous est si peu connue.
Disons-le d’emblée, le principal intérêt de ce volume est ethnographique plus que littéraire : s’il n’est pas mal écrit, il vaut davantage par le regard et la juste distance qu’il adopte à l’endroit de son objet – et notamment à son absence de didactisme pontifiant – que par son phrasé. Le lecteur y découvre les formes que prennent sous ces latitudes la pauvreté urbaine, le travail infantile et informel, la violence criminelle, mais aussi la magnitude écrasante des éléments au Nouveau Monde, qu’il s’agisse d’inondations-éclairs ou des gigantesques volcans qui peuplent les Andes, épine dorsale du globe à l’ombre de laquelle adviennent les récits de ce recueil.
Dans sa deuxième nouvelle, le recueil déroule la vie d’un orphelin tombé dans le crime pour l’argent et qui, parvenant à s’en extirper avant d’y être totalement enfoncé, deviendra un heureux guide de musée, avant de se retirer loin de ses congénères humains. Puis un troisième texte nous plonge dans l’Empire Inca, et ses sacrifices humains moins massifs et moins connus que ceux des Aztèques, mais tout aussi déroutants ; et l’atmosphère étrange – mêlant la joie et la mort – de ces rites radicalement autre nous est contée par nulle autre que la victime, plus ou moins heureuse, de cette singulière latrie. Le suivant, mettant en présence un père et son fils opposés politiquement, nous raconte une révolution qu’arrête une réforme bien intentionnée – et auquel, bien à contrecœur, nous avons du mal à croire. Et enfin le dernier, raconté par un prêtre français exilé dans le désert de l’Atacama, clôt ce boisseau andin par la gerbe de lave qui s’élève du sommet Licancabur – ce « volcan au nom de roi écossais ».
Mais, si l’ensemble des nouvelles présente un intérêt pour le lecteur curieux du monde, la première d’entre elles parvient – il me semble – à davantage que cela, en nous faisant atteindre à l’empathie avec un être dont beaucoup d’entre nous sont sans doute très éloignés, à savoir un petit cireur de chaussures de treize ans officiant dans les rues de Quito.
Comme le lecteur s’en souviendra, les treize ans correspondent peu ou prou à l’âge des premiers émois. Cependant, pour ce très jeune homme qui travaille déjà toute la journée et ne dispose de toute évidence pas de smartphone, il n’est ni éducation sexuelle ni pornographie pour lui donner une quelconque indication que ce soit – même erronée – sur ce drôle d’instinct qui se met à le secouer. Sauf ses deux amis qui, plus âgés que lui, le taquinent, et pointent l’origine féminine de ce trouble naissant : « Ils m’embêtent avec leurs filles, mais il est vrai que depuis quelque temps je les regarde autrement. Elles n’ont pas changé pourtant. C’est moi sans doute ? Et, si, parfois, celles que je vois depuis des années dans la rue, ne sont plus tout à fait les mêmes. »
Jean-Michel Sieklucki parvient ici à saisir ce qu’il y a de tendre dans l’adolescence, ou plus particulièrement à son orée : cette âme d’enfant qui sent peu à peu se soulever sous elle un corps qui devient adulte
Jean-Michel Sieklucki parvient ici à saisir ce qu’il y a de tendre dans l’adolescence, ou plus particulièrement à son orée : cette âme d’enfant qui sent peu à peu se soulever sous elle un corps qui devient adulte, sans y entendre grand-chose. Et il y a une vraie drôlerie à cette innocence – c’est-à-dire l’absence de savoir – dans laquelle patauge ce préadolescent que n’ont atteint ni YouPorn, ni le planning familial : « Je ne comprends pas grand-chose à leurs allusions, dont je me doute qu’elles ont un rapport avec le sexe, vu qu’ils ne pensent qu’à ça et ne parlent que de ça. Mais pour moi, c’est de l’hébreu. Je ne suis pas idiot, je sais que temblor [terme dont ses amis désignent la chose] signifie secousse, tremblement de terre léger. Plus sérieux que le terremoto. Mais quel rapport avec les filles ? »
Puis, quand ses amis lui présentent une jeune demoiselle intéressée pour l’initier, le trouble atteint de telles dimensions et le jeune Gregorio le comprend si peu que l’enfance désarçonnée se réfugie adorablement dans une remarque dont le terre-à-terre, l’immédiateté, l’innocence la dotent d’une profondeur des plus ironiques : « Je n’ai pas encore pensé à ce mot, mais je dois être amoureux. Ce doit être ça les premiers symptômes. Tout mélanger, même les cirages. Ne plus reconnaître les couleurs. Une catastrophe. J’espère que j’en guérirai vite, sinon j’irai au-devant de graves problèmes dans mon métier. »
Ces quelques phrases, drôles et tendres, contiennent tout un roman.
- Jean-Michel Sieklucki, Cinq folies du Nouveau Monde, Editions Complicités, Paris, 2023