En 1975, Jean-Yves Reuzeau et Marc Torralba fondent les éditions du Castor Astral pour mettre en avant la poésie contemporaine. Près de 50 ans et quelques ouvertures plus tard – vers la musique notamment –, la maison se développe en maintenant fermement le cap sur la poésie qui représente aujourd’hui plus de 50 % de la production. Jean-Yves Reuzeau revient pour Zone critique sur l’histoire de cette aventure éditoriale, née sous la forme de plaquettes fabriquées artisanalement et autodiffusées par de jeunes étudiants au milieu des années 1970 et devenue l’une des principales maisons d’édition françaises de poésie aujourd’hui.
Pour commencer, pourriez-vous revenir sur les débuts de la maison et notamment sur le choix de ce nom énigmatique ?
Marc Torralba et moi-même étions étudiants en Carrière du livre à Bordeaux. Pour un long stage, nous sommes partis au Québec. Là-bas, ce fut une révélation. Nous étions tous les deux passionnés de poésie, mais celle-ci n’était alors pas mise en avant en France. Or, que voit-on au Québec en vitrine ? Essentiellement des livres de poésie. Il faut dire que cela s’inscrivait dans un climat très politisé : le Parti québécois était proche de parvenir à l’indépendance du Québec. Les poètes, dont Gaston Miron, étaient partie prenante de ce mouvement, si bien que ces auteurs étaient souvent mis en avant. On parle de Révolution tranquille et même de Révolution des poètes. La célèbre Nuit de la poésie du 27 mars 1970, appelée parfois non sans humour le « Woodstock de la poésie québécoise » et filmée par Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, réunit plusieurs milliers de spectateurs à Montréal. C’est un événement fondateur.
Dans l’avion du retour est née l’idée du projet : créer une maison d’édition pour publier de la poésie contemporaine, mais en lui donnant un nom décalé et poétique. Il faut dire que les éditeurs de poésie au Québec à cette époque ont parfois des noms originaux comme Les Herbes Rouges ou L’Obscène nyctalope. Dans un esprit à la fois post-surréaliste et post-soixante-huitard, chacun devait choisir un mot avant de les associer. J’ai choisi « castor » pour le Québec, et Marc « astral » en référence à une plaisanterie d’étudiants. Nous étions bien loin d’imaginer que près de 50 ans plus tard le Castor Astral existerait toujours et aurait pris cette envergure avec près de 1 400 titres au catalogue !
À ce propos, comment avez-vous réussi à pérenniser la maison d’édition ?
C’est l’Anthologie 80 qui nous a vraiment lancés et fait connaître. Nous avions commencé à publier quelques dizaines de livres avant 1980, mais sans grande visibilité. Or, l’anthologie de poésie contemporaine publiée cette année-là a été un vrai succès alors même que le projet était un peu fou… C’était un livre très conséquent, de plus de 500 pages et qui rassemblait 144 poètes contemporains de moins de 50 ans.
Même si nous sentions une nouvelle génération de poètes émerger, la poésie contemporaine était encore peu diffusée et c’était un vrai pari. En plus, le projet était complètement démesuré par rapport à notre maison d’édition à l’époque ! Nous n’avions pas de réel diffuseur jusqu’alors. Si nous avons pu mener ce projet à bien, c’est grâce à un éditeur belge, L’Atelier de l’Agneau, qui nous a proposé de le faire en coédition.
Or, le succès a été au rendez-vous : un diffuseur nous a contacté et le livre a eu une couverture médiatique très forte (même à la télévision). Le tirage de 3 000 exemplaires a rapidement été épuisé. À partir de là, les choses ont changé pour mener par exemple à l’attribution du prix Nobel de littérature au poète Tomas Tranströmer en 2011dont nous avions publié les Œuvres complètes. Cet événement a eu de grandes conséquences pour une maison de notre taille.
Vous avez repris depuis cinq ans la publication d’une anthologie de poésie contemporaine annuelle, en partenariat avec le Printemps des poètes. Cette année, ce sont ainsi 111 poètes que vous avez rassemblés dans Ces mots traversent les frontières. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet et ses implications pour vous, en tant qu’éditeur ?
L’idée est de proposer un large panorama de la poésie en train de s’écrire dans l’espace francophone. L’originalité du projet consiste à proposer des textes inédits des poètes actuels, autant les grandes voix incontournables que les révélations du moment. Je dois donc entrer en contact avec ces dizaines d’auteurs et assembler toutes ces voix. Cela revient un peu à réaliser une centaine de mini livres inédits en quelques mois, mais c’est passionnant…
J’essaie de renouveler chaque année la moitié des auteurs environ, tout en préservant le noyau dur des poètes indispensables. Cela en maintenant l’équilibre des générations, point auquel je tiens beaucoup. Il faut donc repérer les livres de poésie qui ont marqué la production poétique de l’année. Ce travail ne peut commencer que fin mai, quand le thème de l’édition suivante du Printemps des poètes m’est annoncé. Le principe se rapproche de L’Année poétique publiée dans les années 1970 par Bernard Delvaille et les éditions Seghers. Les vrais amateurs de poésie se ruaient alors dans les librairies la semaine même de la parution.
Avec ce travail sur l’anthologie, vous vous tenez donc au plus près des voix qui émergent en ce temps de renouveau de la poésie contemporaine. Quel constat faites-vous à ce sujet aujourd’hui ?
Je dirais qu’après un repli du milieu des années 1980 aux années 2000 environ, dû à un formalisme forcené qui a fait beaucoup de tort à la lecture poésie à mon sens, une génération de poètes est arrivée et parvient à trouver une nouvelle génération de lecteurs.
De fait, la figure du poète a beaucoup changé durant les quinze dernières années. Aujourd’hui, il est presque impensable pour un auteur de moins de 40 ans de ne pas aller à la rencontre du public, par des lectures ou grâce à une présence sur les réseaux sociaux. Un bon exemple dans notre maison est Cécile Coulon, romancière à succès très présente sur les réseaux sociaux. Quand on a publié son premier recueil Les Ronces en 2018, le livre a obtenu le prix Apollinaire et s’est vendu à plus de 30 000 exemplaires : c’est colossal pour de la poésie ! Depuis le confinement en particulier, les libraires sont aussi en forte demande pour organiser des rencontres avec les auteurs de poésie. C’est une tendance très nette depuis quelques années.
Durant le Marché de la poésie de juin 2023, nous fêtons le deuxième anniversaire de notre collection « Poche / Poésie ». Celle-ci propose des livres au format poche, de très belle qualité technique, pour un prix inférieur à 10 euros. Ces ouvrages comportent des photos de l’auteur en pages de garde, une préface de personnalités de renom (Arthur H, Bernard Chambaz, Adonis, Irène Jacob, Paul Fournel, etc.), un corpus de textes inédits ou anthologiques, une Carte d’identité poétique conséquente présentant le parcours et l’œuvre de l’auteur. Le tout sous une couverture très colorée et attirante. C’est une étape importante pour rencontrer un public plus large.
La lecture publique et les rencontres sont ainsi devenues essentielles aujourd’hui dans le milieu de la poésie. Si cela est possible, c’est qu’elle est devenue bien plus lisible que dans les années 1990 et 2000, par exemple. Autre phénomène marquant de ces dernières années, l’énergie créatrice actuelle de la poésie écrite par des femmes. Au Castor Astral, au-delà du phénomène Cécile Coulon, on peut citer par exemple Milène Tournier, Rim Battal, Sandra Lillo, Mélanie Leblanc, Albane Gellé, Florentine Rey ou Joanna Dunis. Et, chez d’autres éditeurs, Anna Ayanoglou, Maud Joiret, Lisette Lombé, Suzanne Rault-Ballet, Blandine Rinkel ou Laura Vazquez. La liste serait longue…
Parutions récentes :
Topologie – Contes d’Athènes de Joanna Dunis.
Ce que m’a soufflé la ville de Milène Tournier.
Encrer l’invisible de Mélanie Leblanc.
Pampilles de Florentine Rey.
Tenir Debout d’Arthur Navellou.
Temps réel du poème de Nicole Brossard.
La Terre est une orange amère d’Abdellatif Laâbi.
Poème pour les oiseaux de Gary Snyder (traduit par Marie-Christine Masset).
Elisabet de Miki Liukkonen (traduit du finnois par Sébastien Cagnoli).
Fauverie de Pascale Petit (traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau).
Entretien mené par Marie Calmettes