Pour ce mois de mai, Jennifer Kerner nous propose de partir en Vrilles avec le personnage de Camille, influenceuse en proie à une profonde détresse contemporaine, dont la vie bascule suite à une rencontre énigmatique. S’agit-il d’une satire moderne sur nos besoins de repères ou du récit d’une possession démoniaque? Peut-être trouverez-vous la réponse en le lisant…

Estelle Derouen : Avant de rentrer dans le vif du sujet, qu’est-ce que l’écriture d’un texte court vous a permis de nouveau ?
Jennifer Kerner : J’étais très heureuse de cette proposition car j’aime les textes ramassés. D’ailleurs, mon premier roman Le tissu de crin (éditions Mercure de France) était extrêmement court. Je suis attachée à ce format car étant HPI et autiste, j’ai vraiment du mal à me concentrer sur des récits qui s’étirent. La moindre sensation d’ennui me coupe dans mon élan. J’applique cette exigence de concision dans mon processus d’écriture. Ce format Vrilles était donc idéal pour moi. J’ai profité de ce cadre pour proposer un thème que je n’avais pas encore abordé dans ma bibliographie. En écrivant Je punirai le monde, je me suis amusée à traiter un sujet dont l’exploration est loin d’être terminée pour moi…
ED : En revanche, la violence présente dans ce texte ne paraît pas étrangère à vos autres écrits.
JK : En effet, la violence est un fil rouge dans mon œuvre. On retrouve aussi dans ce texte le sujet de l’emprise qui m’intéresse grandement.
ED : Le début de votre Vrilles raconte le tournage par une influenceuse d’une vidéo culinaire pour les réseaux sociaux. Évidemment, vous vous attardez sur ce qu’on ne voit jamais, sur les « backstage » pourrait-on dire. Le monde des réseaux sociaux, tel que vous le décrivez, est profondément toxique. Qu’est-ce qui vous inspire le plus dans cette figure de l’influenceur ? Car l’on sent un certain plaisir à explorer un tel personnage.
JK : C’est vrai, et cela vient aussi du fait que je connais bien ces backstages, étant moi-même habituée à tourner des vidéos pour YouTube depuis 8 ans. Il y a une certaine perversité dans cette démarche qui nous oblige, pour des raisons d’intelligibilité, à adopter une posture complètement inauthentique. Il m’importe que les gens le voient et l’intègrent. Même si on en a de plus en plus conscience, je pense qu’il faut continuer à faire de la pédagogie sur cette question parce que consommer ces vidéos peut produire un grand mal-être. Il faut détruire l’illusion d’authenticité parce que, si on sait qu’on regarde quelque chose de factice, ça nous touche moins dans notre ego, on a moins le sentiment d’être pris en défaut face à la perfection des autres. Après tout, cette perfection est jouée et ponctuelle ! J’ai aimé, à travers le personnage de Camille, montrer à quel point l’envers du décor est dégueulasse. Elle se perd au fur et à mesure du processus d’exposition médiatique. Le pire, c’est que ce phénomène peut même se produire dans une exposition à petite échelle, c’est pourquoi il faut absolument que les internautes en prennent conscience.
ED : Il est aussi, d’une certaine manière, question de la diffusion d’un mauvais goût» sur les réseaux sociaux: beauté lisse, valeurs simplifiées, recettes de bonheur prêtes à l’emploi… Quelle critique portez-vous sur cette esthétique dominante et son pouvoir d’attraction ? Et quelle est, selon vous, la responsabilité des influenceurs dans la diffusion de normes de pensée ou d’esthétique ?
JK : Leur responsabilité est immense. Ce sont eux qui nous font miroiter des modes de vie qui sont inaccessibles pour le commun des mortels. J’ai envie de les détester et en même temps, pour en avoir côtoyé beaucoup, je sais que ce sont les premières victimes du système. Ce sont des êtres avec de grosses failles narcissiques, ils ont un fort besoin de validation. Ils tombent là-dedans justement parce qu’ils vont mal et le cercle vicieux c’est que leur inauthenticité provoque un décalage intime avec leur véritable personnalité. Et plus le mal-être s’installe, plus le besoin de surjouer la joie grandit. De cela naît l’intrigue du texte avec cette quête de repères effrénée.
“J’ai aimé, à travers le personnage de Camille, montrer à quel point l’envers du décor est dégueulasse. Elle se perd au fur et à mesure du processus d’exposition médiatique.”
ED : Puisque votre texte évoque entre autres l’élan des nouvelles spiritualités, la soumission au capitalisme et la violence de notre monde, qu’est-ce qui vous inspire le plus entre ces trois aspects ?
JK : Je crois que tout ça est intriqué. Le capitalisme permet la violence, la normalise et la rend même désirable. On s’enferme alors dans ce système et pour s’échapper, il nous reste le recours à des nouvelles spiritualités, qui ne sont d’ailleurs pas forcément toujours mauvaises. Je précise que mon texte n’est pas un plaidoyer contre les nouvelles spiritualités mais plutôt un plaidoyer contre les dérives sectaires qui sont de plus en plus nombreuses à arriver par ce biais-là. Il y a tout de même plus de 44 % de hausse des signalements à la MIVILUDES. Les charlatans viennent jusque dans les maternités pour chercher de nouvelles adeptes, avec la bénédiction de certains hôpitaux publics. Alors que les nouvelles spiritualités sont des religions qui ne disent plus leur nom, je refuse de me laisser aller au jugement de valeur car, à dose normale, j’ai conscience de leurs bienfaits. Tout est bon à prendre pour aller mieux, dans la mesure du raisonnable, évidemment.
ED : Pourquoi ne pas simplement se tourner vers Dieu ?
JK : Pour parler d’une religion que je connais bien, je dirai que c’est parce que l’Église catholique incarne la violence institutionnalisée, notamment envers les femmes. La religion n’est pas un vecteur d’oppression par essence, mais le dogme s’est transformé sous l’influence du patriarcat. Tout cela a impacté la lecture de la Genèse par exemple, qui est, aujourd’hui encore, largement misogyne. Par conséquent, je comprends que certains ne se tournent pas vers la religion chrétienne, d’autant plus qu’elle est souvent instrumentalisée par l’extrême droite. Cela exclut des messes toute une branche de la population qui ne souscrit pas à cette idéologie et qui cherche donc ailleurs ...