Zone Critique vous convie à la lecture vivante d’une véritable « bombe à retardement », lâchée par la maison d’édition Le tripode — symbole de stabilité et d’équilibre —, dont la déflagration vous déstabilisera en fragmentant vos certitudes. Vous ne discuterez plus de la même manière avec votre interlocuteur : vous douterez toujours de la dimension depuis laquelle il communique avec vous.
Considérez que « La vie se changerait en une mare stagnante si elle n’était agitée par les intérêts discordants et les passions déréglées des hommes » remarque William Hazlitt dans son essai Du plaisir de haïr. Considérez aussi que « le leurre de la compréhension réciproque irrémédiablement fondé sur la vide abstraction des mots ; la multiple personnalité de chacun selon toutes les possibilités d’être qu’il y a en chacun de nous ; et, enfin, le tragique et immanent conflit entre la vie qui bouge continuellement et qui change, et la forme qui la fixe, immuable » constate Luigi Pirandello dans la préface à sa pièce de théâtre Six personnages en quête d’auteur. Vous lisez ces deux citations, que je vous propose, pour vous aider à régler « le projecteur minuscule de l’attention » qu’autorise encore notre monde contemporain, ultraconnecté, afin d’accompagner la marche urbaine et de conserve, un matin de printemps ensoleillé, de deux jeunes gens et d’adapter votre allure aux remous de leur âme, « non pas limpide, mais marécageuse ». Vous tenterez avec eux de neutraliser « la dérive du tout ». Vous allez devenir en même temps qu’eux un personnage de fiction imaginé par Juan José Saer.
Vous serez comme l’un des héros, ou plutôt marcheur, du livre Glose, surnommé « le Mathématicien », que je ne vais pas tarder à vous présenter, qui « eût pu jurer que, (…), la seule lampe qui restait allumée était celle qui pendait à l’intérieur de sa tête et que, quelque chose en passant l’ayant heurtée, les lumières et les ombres à présent se croisaient avec violence dans cet espace trop étroit où pensées, souvenirs, émotions, incontrôlés et rapides, éclataient et disparaissaient comme des feux d’artifice ou des grenades », vous entrerez dans « l’horizon de bruit », vous éprouverez comme l’autre héros, ou plutôt marcheur, Angel Leto, que je vous présenterai aussi, « la distraction où le tiennent ses pensées », vous prendrez conscience comme un autre héros encore, Washington Noriega, du « bourdonnement interne » et « du tumulte silencieux » qui emplissent sa tête. Vous éprouverez l’accablement comme un nouveau héros encore, Carlos Tomatis. Vous « lirez » se produire sous vos yeux dans le crâne des protagonistes, que vous connaîtrez bientôt, je vous l’ai promis, des microséismes et se propager les ondes de leurs âmes crevassées dans votre propre crâne.
L’appel des profondeurs
Vous, lecteur de Juan José Saer, vous deviendrez scaphandrier ainsi que les protagonistes pour explorer et sonder les profondeurs abyssales de votre inconscient. Vous connaîtrez l’ivresse des profondeurs que vous confondrez, j’en suis certaine, avec l’extase. Vous descendrez sous « l’horizon obscur et visqueux de l’inconnu », « plongé dans [vos] pensées comme dans un marécage intérieur qui contraste avec l’extérieur lumineux », la surface. Vous risquerez à tout moment, si vous manquez d’attention et de concentration, que votre scaphandre rigide, de grande profondeur, ne se fissure, « laissant filtrer peu à peu l’extérieur visqueux et indifférencié », sous la surface. Vous deviendrez archéologue de l’intime en grattant la croûte épaisse de la rugueuse réalité où subsistera encore à peine la trace de vos « empreintes incertaines ».
Avec Glose, Juan José Saer nous offre une comédie durant laquelle vous, « lecteur complice, actif et créateur » (1), vous le laisserez vous persuader de l’existence de ses personnages en quête de sens qui tenteront eux-mêmes de se persuader d’exister, « barbotant dans l’empirique ». Tout advient, tout s’explique, tout coïncide parce que vous, « lecteur complice, actif et créateur », n’est-ce pas ? vous observerez cette comédie humaine qui « perturbe l’extériorité radieuse de l’univers ».
Le livre de Saer est un « objet de beauté » qui sert au lecteur attentif que vous êtes, disais-je, à traquer instabilité et turbulence de l’âme humaine — marécageuse. Lecteur qui « doit être [le premier] à découvrir dans ce désordre apparent, l’évidence magique ». Glose telle une bulle de savon que l’aiguillon de l’inattention soudaine du lecteur distrait et indélicat, que vous n’êtes pas, menacerait de crever.
Présentations
« Le Mathématicien » que je pourrai maintenant vous présenter ainsi : « l’âme du Mathématicien qui distingue avec facilité le vrai du faux, le bien du mal, et qui possède l’intégrité suffisante pour remettre les choses à leur place (…), s’écroule et se défait devant la possibilité d’une tache sur son pantalon ».
Angel Leto que vous découvrez ainsi : « et le scintillement inconstant et fragmentaire, émergeant du fond noir de son intériorité où ses fulgurances légères presque aussitôt se perdent à nouveau, les flammèches ténues et phosphorescentes de conscience, les vieux souvenirs ressassés et arbitraires qui l’assaillent à leur gré, le va-et-vient de remords, d’ignorance, de délires, de doutes et de fantasmes, le flux archaïque et solitaire qui vient de l’inachevé, (…), deviennent, en s’organisant, un éclat solide, un tout limpide et stable, presque un objet délicat, réel mais fragile comme un anneau de fumée ou une bulle de savon, qui occupe son intérieur jusque dans ses moindres recoins et d’où émane une sorte de bien-être qui est lui, lui-même, Angel Leto n’est-ce pas ? »
Washington Noriega qui vous confirmera que s’il « avait tué un des trois moustiques, celui, précisément, qui s’était laissé attraper à la première gifle, il fallait en chercher la raison non pas chez le moustique mais chez [lui] Washington », n’est-ce pas ? qui de l’anecdote fera naître une légende ; « l’expression : c’est comme les moustiques de Washington, utilisée pour signifier un fait incertain ». Washington vous proposera « une méditation, (…), sur la notion de destin ».
Carlos Tomatis qui se montrera, « incertain, indécis, attend, au cours de la journée criblée de dangers, de recevoir un coup venu on ne sait d’où ni, évidemment, pourquoi, l’esprit un peu trouble, comme du verre demi-enterré recouvert, pourrait-on dire, de cendre entassée, et plein de bulles et de bosses, si l’on veut, qui déforment la vision ».
Particules
Quatre particules donc « de chair et de souffle », qui vont changer d’état et interagir notablement entre elles et avec vous, lecteur ; que vous observerez lutter contre la dissolution promise dans l’univers pour rejoindre le grand Tout. L’esprit du lecteur, que vous êtes, qui saisira, le temps de la lecture, la réalité du livre, mouvante, au prix d’une concentration salutaire pour ne pas succomber à l’éclatement, à la fragmentation qui le menacent si je puis dire ainsi, n’est-ce pas ? L’esprit du lecteur chemine avec les protagonistes qui s’égarent dans les méandres de leur propre esprit ; s’égarant à son tour, l’esprit du lecteur, disais-je, au cœur de l’espace multidimensionnel qui est formé par le présent de sa lecture et son vécu personnel, dont il doit s’exclure pour exister à l’intérieur du livre magnétique Glose : une expérience « virtuelle », en quelque sorte, qui enrichit sa propre réalité. Vous, lecteur, grâce à l’art de la narration saérienne, vous serez projeté dans la dimension de votre imaginaire ; plus vous progresserez avec Glose de Juan José Saer, plus vos propres souvenirs, émotions, sentiments jailliront et se mêleront avec l’actualité de votre lecture. Le texte fera se mouvoir votre âme qui charriera les éléments hétérogènes qui font votre unité illusoire : votre personnalité.
Le texte fera se mouvoir votre âme qui charriera les éléments hétérogènes qui font votre unité illusoire : votre personnalité.
Imagination
N’ayez pourtant aucune inquiétude, vos proches risquent seulement de vous reprocher votre « indifférence, due au travail intérieur causé par » vos « échanges » invisibles avec le livre Glose et la « dépense d’énergie » intellectuelle qu’il vous faudra opposer à la tentation de la distraction domestique ou sociale, n’est-ce pas ? Pour autant, Glose ne vous exclura pas du monde que vous croyez connaître mais au contraire, vous le révélera en laissant les lumières solaires et les noirceurs ombreuses jouer avec délicatesse entre ses phrases immenses. Phrases saériennes où s’entremêleront les pensées des protagonistes avec les vôtres qui trébucheront sur elles, les phrases disais-je, puis se synchroniseront, les pensées n’est-ce pas ?
Vous observerez « votre imagination, qui s’enflamme et s’éteint par intermittence, » en train d’expérimenter « l’étrangeté sans nom du présent » ; vous entrerez à votre tour dans le labyrinthe saérien qui vous paraîtra si familier, parce qu’il sera aussi le vôtre, celui que vous arpentez mentalement chaque jour, chaque heure, chaque seconde. De la même manière que j’ai ressenti « la terrible insécurité de mon existence intérieure » (Franz Kafka, Journal), en m’enfonçant dans les dédales de l’inconscient des personnages saériens, vous quitterez l’espace confiné de vos raisonnements pour vous laisser surprendre par le jaillissement de votre créativité que vous confondrez, j’en suis certaine, avec celle de Juan José Saer. Et parfois, vous serez surpris par l’humour saérien délicat et inattendu qui surgit au détour d’une longue phrase digressive et qui vous frôle en vous faisant frissonner de plaisir ; ou qui vous percute, allez savoir, n’est-ce pas ?
Glose de Juan José Saer est un roman interactif qui sollicite la complicité totale du lecteur et devient « un lieu où projeter, (…), son énergie imaginaire ». Les « substances actives » libérées par la poésie saérienne ; le souffle saérien ou l’« exhalaison impalpable » contaminent l’esprit du lecteur avec le poison saérien : la lucidité du poète inconsolable qui vogue de l’exaltation à la mélancolie. La nostalgie de la finitude qui imprégnera votre conscience insaisissable. Et ainsi de suite, qu’est-ce que ça peut faire !
(1) Préface de Milagros Ezquerro, L’œuvre de Juan José Saer, Unité, cohérence et fragmentation, Pénélope Laurent
- Glose de Juan José Saer, préface de Jean-Hubert Gailliot, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Éditions Le Tripode, 280 pages, 20 €, 2015
Estelle Ogier