C’est une petite femme qui, du haut de ses 96 printemps, vous accueille chez elle avec le sourire, autour d’un café. « Pas de manières, faites comme chez vous. » Qui pourrait croire, en regardant cette frêle dame âgée, qu’elle a, près de 80 ans plus tôt, affronté deux camps de concentration (Birkenau puis Auschwitz), le typhus, les gardiennes sadiques, le découragement, les maltraitances, la perte de sa famille et Himmler lui-même ?
Volontaire, courageuse et douée d’un caractère bien trempé ainsi que d’un franc-parler à toute épreuve, Julia Wallach, juive d’origine polonaise dont les parents ont émigré en France dans les années 20 sans parler un mot de français, a subi toutes les humiliations, toutes les vexations, toutes les souffrances. Elle se tient pourtant là, dans son appartement familial du XIe arrondissement de Paris, qui l’aura vue grandir et qu’elle aura récupéré après la guerre en mémoire de sa famille, comme une revanche sur la vie qui ne fut vraiment pas tendre.Miraculée athée, comme elle aime à le dire, elle accomplit son devoir de mémoire dans un livre, Dieu était en vacances (Grasset), après avoir témoigné inlassablement dans les écoles, auprès des jeunes générations. Un livre pour ne pas oublier.
- Vous avez publié votre livre cette année. Pourquoi avoir attendu tant de temps pour mettre par écrit et livrer votre témoignage ?
J’avais déjà écrit un premier livre il y a une vingtaine d’années, mais je ne me souviens plus du titre. Et pourtant, depuis que nous avons pris rendez-vous, je me casse la tête pour le retrouver (rires). Je suis sûre d’une chose, c’est que mon témoignage dans ce premier livre n’était pas complet, j’avais oublié de nombreux éléments de ma vie. Cette idée de réécrire un livre est venue de Pauline Guéna et de moi-même. J’ai bien été aidée par Pauline qui est une fille sincère et formidable.
- Votre père vous a demandé, au camp, de survivre et de raconter ce que vous aviez vécu. Est-ce également une manière pour vous de respecter sa volonté ?
Bien sûr, c’est une des raisons principales. Au camp, il m’avait dit : « Je veux que tu regardes et observes ce qu’il se passe dans le camp pour le raconter plus tard, quand tu seras sortie. » Je le lui ai promis. Puis nous avons été séparés, pour toujours. Il ne m’a pour autant jamais quittée, en pensée. Une nuit, au camp, j’ai fait un cauchemar et j’ai réveillé toute la chambrée en hurlant : « Papa ! Je suis là ! Je t’écoute ! »
- Deux récits sont imbriqués dans votre livre : le récit de votre jeunesse à Paris, jusqu’à votre adolescence, vos origines polonaises, la vie de famille ; puis le virage soudain avec votre déportation de deux ans à Birkenau. Ils sont imbriqués comme si c’était une manière de dire que votre vie a été un mélange de bonheur et de tragédie.
Le bonheur ne m’a jamais quittée, même dans les pires moments de ma vie
C’est volontaire de ma part. Le bonheur ne m’a jamais quittée, même dans les pires moments de ma vie. La vie avec mes parents, émigrés polonais, dans les années 20 et 30 était agréable, c’était malgré tout une belle époque. Ils travaillaient, ils gagnaient leur vie, et moi je les aidais car ils ne parlaient pas français. C’était moi par exemple qui rédigeais les factures, avec mon écriture d’enfant. Je voulais leur faciliter la vie. Je ne regrette pas tout cela. Et mon père était heureux que je m’occupe de lui. Je traduisais du français en yiddish et vice-versa et il ne cessait de me dire : « A cause de toi, je parle mal français. » C’était son leitmotiv, donc j’y étais habituée. Réflexion faite, je n’aurais pas dû agir ainsi, c’était une mauvaise habitude, j’aurais dû l’encourager à pratiquer le français. Mais j’étais leur enfant unique, donc tout reposait sur moi. Comme je le dis dans le livre, « mes parents m’ont transmis le goût du bonheur. » C’est pour cela aussi que j’ai fait commencer mon récit à ma jeunesse et non à partir de la déportation. Le bonheur était là, puis je l’ai retrouvé plus tard, en sortant du camp, quand j’ai pu fonder ma propre famille.
Je me souviens de nombreuses anecdotes avec mon père. Un jour, c’était le 6 février 1934, il m’avait emmenée à la place de la Concorde ; la manifestation avait ensuite dégénéré. Ma mère, quand elle l’a su, est devenue furieuse et lui a dit : « Mais qu’est-ce que tu veux faire d’elle ? Une politicienne ? Tu ne l’emmèneras plus aux rassemblements politiques ! ». Les femmes et la politique, cela ne faisait pas bon ménage à l’époque. D’autant plus que nous étions une famille d’immigrés. Il recevait ses amis pour parler politique à la maison, cela m’ennuyait mais je le soutenais car c’était un homme bien.
- Quand vous avez été déportée, après une dénonciation, avez-vous perdu toute foi en l’humanité ?
Tout à fait. J’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre mais j’ai commencé à raisonner différemment à partir du jour où je me suis mis en tête que nous devions et que nous allions nous évader, deux ans après mon entrée au camp.
Nous avons été dénoncés par nos voisins, des gens que nous voyions tous les jours et à qui mes parents disaient bonjour. Ma mère est partie la première, en juillet 1942. Puis ce fut le tour de mon père et moi-même ; nous avons été dénoncés le 23 mai 1943 par une voisine, Madame Escoffier, alors que nous étions cachées chez un oncle de la famille. Nous sommes partis de Drancy dans un wagon à bestiaux un mois plus tard, le 23 juin. Dès mon premier jour à Birkenau, je savais que la mort nous attendait au bout du chemin. Certaines personnes ne le savaient ou ne voulaient pas le voir, elles étaient persuadées qu’on ne ferait pas de mal aux femmes et aux enfants. Mais de ce point de vue, j’étais plus lucide. Je croyais à la mort et je la voyais.
- Qu’est-ce qui était le plus difficile pour vous, au camp ? La disparition de vos proches ? Assurer votre propre survie ? Le sadisme des gardiennes ?
Pour moi les gardiennes. La commandante du camp des femmes, Margot Drexler[1], m’a un jour attrapée et tabassée jusqu’à ce que je m’évanouisse. En 1944, nous avons été transférées de Birkenau à Auschwitz I. Je travaillais alors à l’armement[2] et j’ai pu dormir, pour la première fois depuis longtemps, dans un vrai lit. J’y étais tellement bien, dans ce lit, qu’un jour, j’y ai dormi plus longtemps qu’il ne l’aurait fallu. J’ai été réveillée subitement par le cri réglementaire habituel « Antreten ! », qui signifiait « En rang ! ». Je n’étais pas encore habillée ! J’ai fait le lit en vitesse, me suis vêtue tout en courant et là, subitement, je bouscule quelqu’un. C’était la kapo Maria[3], la reine des sal*pes, la grande criminelle, une femme très cruelle et qui était réputée être la pire des gardiennes. J’ai essayé de l’aider à se relever puis lui ai dit « Excusez-moi », alors elle m’a regardé puis répondu : « Qu’est-ce que tu fais ici ? Va-t-en ! Schnell ! ». Je suis partie sans attendre mon reste mais je n’en menais pas large. Et une des prisonnières (je n’ai jamais su qui) m’a crié : « Tu en as eu, du pot, Julia. Elle a dû tirer un coup cette nuit ! ».
- Vous écrivez : « Mon cerveau s’était arrêté, il ne restait que l’instinct. » Face à l’horreur incompréhensible, il semble que la seule attitude qui vaille soit de renier toute humanité pour survivre. Était-ce le cas ?
La vie quotidienne n’était pas triste… Il fallait suivre son instinct seulement, mettre son cerveau sur pause.
En effet, la vie quotidienne n’était pas triste… Il fallait suivre son instinct seulement, mettre son cerveau sur pause.Un bon exemple de cet instinct de survie, c’est l’épisode de la sélection par Himmler, le 18 janvier 1944. Il était venu lui-même choisir les prisonniers qui devaient mourir. Il voulait que nous soyons tous exécutés, c’était une brute. Quand je l’ai vu, je me suis dit que c’était la fin pour moi. C’était l’Allemand le plus cruel que j’aie connu. On m’avait fait monter dans un camion, pour ma destination finale. On nous disait : « Il faut vous reposer au revier,[4] ensuite vous reprendrez le travail ». Mais je me méfiais. J’étais très sévère dans mon jugement sur les Allemands et en mon for intérieur, je savais que j’avais raison. Donc je savais que je ne devais pas y aller, je devais reprendre le travail tout de suite, sinon c’était ma mort assurée. Dans leur bouche, le mot « repos » signifiait le repos définitif. Entre prisonniers, on se disait toujours qu’il ne fallait jamais avouer aux gardes qu’on était fatigués et qu’on voulait se reposer. Puis Hössler[5] est arrivé, de mauvaise humeur. Il voulait garder de la main-d’œuvre, contrairement à Himmler.
Il m’a regardé et m’a demandé : « Qu’est-ce que tu fais ici ? ». J’ai alors fait l’idiote et j’ai répondu : « On m’a mise ici ». J’étais nue et recroquevillée, je tremblais de froid et de peur. Il m’a demandé si je voulais travailler, j’ai répondu « Ich will arbeiten[6] ». J’étais dans un état déplorable, j’avais eu le typhus. Personne ne voulait m’approcher de peur d’être contaminé. Puis il m’a fait descendre du camion et je suis partie directement travailler, sans demander l’avis de personne. C’est comme ça que j’ai eu la vie sauve.
Je suis la seule rescapée de cette sélection. Toutes les autres, dans le camion, ont été assassinées.
- A la lecture du titre, se pose inévitablement la question de la religion et de votre relation à Dieu, auquel vous ne croyez pas. Elie Wiesel cherchait une réponse à l’absence de Dieu à Auschwitz et, s’il a indiqué s’être élevé contre lui et son silence, il ne l’a pourtant jamais renié. Quel est votre point de vue ?
J’ai toujours été sceptique sur le fait de chercher Dieu dans le camp. Comme je l’ai dit, il devait être en vacances ou il ne voyait pas clair, ce n’est pas possible autrement. Pour ma part, je n’y ai vu que des brutes. Et Elie Wiesel a vu les mêmes personnes que moi. A chaque fois que nous en parlions tous les deux, la discussion s’animait. Nous avions des avis tout à fait contraires ; peut-être avions-nous raison tous les deux mais je n’arrivais pas à comprendre son point de vue ou son entêtement et lui ne comprenait pas le mien.
- Vous avez été miraculée plusieurs fois, certains pourraient y trouver une explication surnaturelle, divine.
C’est vrai, je suis une miraculée. On me dit souvent : « Tu reconnais être une miraculée et pourtant tu ne crois pas en Dieu ». C’est le point de départ de grandes discussions. Mais Dieu n’a rien fait, c’est moi qui ai tout fait. Je n’ai jamais prié, je ne sais pas le faire. Ma mère priait régulièrement alors que mon père, qui était engagé politiquement à la SFIO, n’était pas croyant et ne priait jamais.
- Vous avez survécu également à deux marches de la mort, en plein hiver. Là encore, était-ce l’instinct qui vous guidait ?
Il n’y a que l’instinct de survie qui me faisait tenir. Il ne fallait pas réfléchir.
Il n’y a que l’instinct de survie qui me faisait tenir. Il ne fallait pas réfléchir.Nous avons été évacuées à l’approche des Soviétiques et nous avons dû supporter la marche pendant quatre mois, dans la tempête et la neige. J’avais une très bonne amie, qui s’appelait Doba, je m’occupais d’elle car elle tombait régulièrement malade. Pendant cette marche, elle m’a dit : « Julia, j’ai soif, je ne peux plus marcher, laisse-moi. » Mais moi, je refusais de l’abandonner. A un moment, elle est partie s’isoler, prétendument pour faire ses besoins. Nous avons donc continué ; au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’elle n’était pas revenue. On m’a alors dit qu’elle s’était assise à un endroit et qu’il fallait l’oublier.
On est allées jusqu’à Ravensbrück, et ensuite Dora où nous avons travaillé très brièvement à l’usine. Puis nous avons été de nouveau évacuées. C’est pendant la débâcle allemande que j’ai assisté à des massacres. Les Allemands étaient paniqués et imploraient notre aide pour combattre les Alliés. A un soldat qui voulait me « recruter », j’ai répondu « Nein » et je me suis assise par terre. Je n’étais pas une grande courageuse mais c’était plus fort que moi, je devais répondre. Le soldat s’est calmé puis m’a dit : « Tu es contente ? On ne t’a pas massacrée finalement. » J’ai répondu : « Ce sera pour la prochaine fois. »
Je devais tenir et ne cessais de me répéter qu’ils ne m’auraient pas. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à reprendre espoir et que je me suis persuadé qu’il fallait trouver un moyen de s’échapper. Mes compagnes me prenaient pour une folle, elles pensaient que ma maladie (le typhus) m’avait détraqué le cerveau. En effet, l’évasion, c’était la mort assurée. Et puis finalement, cela s’est fait naturellement, lors de la seconde marche de la mort, pendant le printemps.
A l’occasion d’un raid aérien, nous avons pu nous enfuir, quelques compagnes et moi, pendant le sauve-qui-peut. Nous avons marché quelques jours, nous avons traversé des villes désertes puis nous avons croisé d’autres prisonniers de guerre, qui parlaient français et qui nous ont demandé où on allait. Après avoir répondu qu’on cherchait du secours, ils nous ont dit : « N’allez pas par là, ils vous attendent avec des mitraillettes. Montez plutôt cette colline, il faut grimper par le coteau. » On était découragées et sans force mais ils ont insisté : « Vous voulez avoir la vie sauve ? Il vous faut de la force. Alors grimpez là-bas. » Et ils nous ont aidées. Une de mes amies, Anna, avait les pieds gelés, il a fallu la porter. Malgré ses pieds en sang, elle a quand même tenu à marcher, pour ne pas se faire rattraper. Elle a eu beaucoup de courage et a survécu. Après la guerre, elle tenait à se faire remarquer et montrer ses pieds à tout le monde pour qu’on se rende compte de ce que les Allemands avaient fait. Je lui disais à chaque fois d’arrêter mais c’était sa façon à elle de surmonter son traumatisme.
Pendant notre fuite, notre objectif était d’enlever au plus vite notre veste et notre robe rayées pour ne pas qu’on nous reconnaisse. Nous avons réussi à trouver de vieux vêtements mais cela ne nous a pas évité d’être accostées par des Allemands, auprès de qui nous avons dû nous faire passer pour des Allemandes catholiques.
Quelque temps après, on a rencontré des militaires. On s’est couchées à plat ventre puis une de mes amies s’est écriée : « Ce ne sont pas des verts-de-gris [des costumes allemands], ce sont des Alliés. » Alors on s’est levées puis on est parties en courant au-devant d’eux. C’étaient des Américains, le premier parlait un français impeccable. Il nous a demandé : « Polski ? Ruski ? Francuski ? » J’ai répondu : « French. » Il a rétorqué que les femmes françaises étaient mal vues dans leur régiment car ils les prenaient pour des collaboratrices. Mais il ne savait pas que j’étais grande gueule, alors j’ai protesté : « Comment osez-vous nous comparer à des collaboratrices alors que vous ne savez même pas qui on est ? » Il nous demandait nos papiers, mais nous n’en avions pas, évidemment. Alors face à son incompréhension, nous avons soulevé nos manches et avons montré nos tatouages, le mien portait le numéro 46540. « Tu ne connais pas ça, toi ? ». Il est resté pétrifié et a demandé : « Mais vous êtes juives ? » Bien sûr, on avait oublié de le mentionner ; à ce moment-là, c’était chacun pour soi et Dieu pour tous. Ce tatouage a été notre sauvegarde, car il s’avère qu’il était lui-même juif. Ils nous ont pris en charge dans leur camp, qu’ils ont dû lever le lendemain. Alors nous avons continué notre marche vers l’ouest. Nous avons été reprises par des Allemands, qui nous ont enfermées dans un camp, mais tout espoir les avait quittés et leur attention s’était relâchée. Nous avons donc pu nous enfuir de nouveau et les Russes nous ont trouvées.
Ma copine Sabine se plaignait tout le temps d’avoir faim, les Russes nous ont alors donné à manger. Elle m’a avoué : « C’est bien parce que j’ai faim, mais qu’est-ce que c’est dégueulasse. » (rires)
De ces marches de la mort, je me souviendrai que, de ma vie, je n’ai jamais marché autant.
Le 26 mai 1945 fut la date de ma libération, deux ans après mon entrée à Birkenau.
- Une fois revenue des camps, vous n’en aviez pas fini avec Auschwitz. Même si le plus difficile était passé, il vous restait néanmoins à affronter vos voisins délateurs mais également votre famille et vos proches qui ne voulaient pas vous croire. Quel a été votre état d’esprit à ce moment-là ? Etiez-vous animée d’un désir de vengeance ?
Plutôt la colère, pas la vengeance. N’importe qui pouvait nous aider. Je voulais toujours le raconter pour ne pas oublier. Mais on me disait « Arrête avec tes camps », ils ne pouvaient pas comprendre.
Plutôt la colère, pas la vengeance. N’importe qui pouvait nous aider. Je voulais toujours le raconter pour ne pas oublier. Mais on me disait « Arrête avec tes camps », ils ne pouvaient pas comprendre.On avait été dénoncés par Mme Escoffier, une voisine. A mon retour, je révélais à qui voulait l’entendre ce qu’elle nous avait fait. Un jour, elle s’en est prise à moi et m’a dit : « Tu n’as donc pas fini de propager tout ce que j’ai fait pendant la guerre ? ». Mais tout le monde savait que c’était une collaboratrice, malgré ses dénégations. Elle avait une fille dont elle se servait comme domestique et qu’elle a laissé mourir. Ce n’était vraiment pas une femme bien. Il y avait d’autres personnes pas très recommandables. Dans la même rue de notre immeuble se trouvait la boutique d’un bougnat. Lui non plus ne s’est pas bien comporté durant la guerre. Pour preuve, sa fille portait les bijoux qui m’appartenaient avant ma déportation et elle les arborait sans s’en cacher. C’était la mentalité de l’époque, pour me narguer…
J’ai toujours eu du caractère mais je devais m’affirmer seule, contre tous. J’avais peut-être tort de me mettre tout le monde à dos mais je ne voulais pas revenir sur mes positions de principe. Après ce que j’avais subi, personne ne me faisait peur.
- A l’heure où nous parlons, vous n’avez toujours pas « pardonné » aux Allemands.
J’en voulais au monde entier, qu’on ne me dise pas que personne ne savait. Les Allemands savaient mais personne n’a pas levé le petit doigt, j’en suis sortie écœurée. J’en ai toujours voulu aux Allemands. J’ai par exemple refusé que mon fils apprenne l’allemand au collège ; il avait dû partir en Allemagne pour un séjour linguistique, je ne pouvais pas l’en empêcher. Mais quand il est revenu, il n’a dit qu’une chose : « L’Allemagne, pourrie ! ». J’étais contente.
Je n’ai jamais voulu aller en Allemagne, de toute ma vie. Après la guerre, j’ai travaillé comme couturière. J’avais un atelier de machine à coudre ; en général, les machines sont de marque allemande. Eh bien je me suis arrangé pour trouver une machine japonaise. Personne n’a été aussi bornée que moi contre les Allemands. Ce n’est pas une fierté mais un principe.
- Vous habitez l’appartement de vos parents, que vous avez retrouvé occupé à votre retour, mais que vous avez pu récupérer. Était-ce pour vous une façon de renouer avec le passé et de rester fidèle à vos parents, de vivre avec leurs fantômes ?
Je suis entrée pour la première fois dans cet immeuble à l’âge de dix ans. Je l’ai récupéré après la guerre, alors qu’il avait été occupé par des collaborateurs. Il était vide, tout avait été volé, sauf le parquet. Quand je suis rentrée, c’était la panique chez les collabos. Par exemple, en face de chez nous habitait un couple de personnes âgées, ma mère les aimait bien car elle les avait pris en pitié. Tous les vendredis, on leur portait une assiette de bouillon. Quand je suis rentrée le 25 ou 26 juin à Paris, il faisait un temps magnifique, tout le monde avait les chaises dehors. Ces personnes âgées étaient là aussi. Ils ont cru voir une revenante, tout le monde était pris de panique, cela m’a fait sourire.
Ils ont eu affaire à moi, j’étais animée d’une colère froide. Je me suis rendue de nombreuses fois au commissariat du XIe arrondissement pour faire valoir mes droits et à chaque fois j’accusais la police d’avoir pactisé avec les Allemands.
- En fondant une famille après votre déportation, a fortiori avec un ancien déporté, était-ce une manière pour vous de prendre une revanche sur la vie ?
Nous avions deux réactions différentes par rapport au témoignage. Quand nous recevions des amis et que nous parlions de la déportation, il quittait la pièce. Je pense que c’était par pudeur.
Exactement ! Vous m’avez très bien comprise ! (rires). J’ai eu la chance de rencontrer mon futur mari Marcel par des amis communs, grâce à qui nous avons pu faire connaissance après la libération. Quand il a été libéré, il pesait 27 kilos… Il me demandait lui aussi d’arrêter de parler de mes histoires de camp. « J’ai l’impression que tu vis toujours dans le camp », me disait-il.
Nous nous sommes mariés et avons eu deux enfants ensemble. J’ai eu d’ailleurs du mal à avoir mon second, en raison des séquelles que m’a laissées le camp. J’ai subi de nombreuses interventions au fil des ans pour me remettre sur pied.
Mon mari était formidable et s’occupait de moi. On a travaillé ensemble toute notre vie. Normalement, pour des époux, ce n’est pas recommandé, mais dans notre cas, cela a fonctionné. On a vécu ensemble plus de quarante ans. Lui ne parlait jamais de la déportation. Un jour, je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu : « Je ne veux pas raconter qu’un jour, j’ai volé du pain. » C’était aussi simple que cela. Je me suis emportée en lui demandant si c’était un enfant ou un homme, mais il n’y avait rien à faire.
Bien plus tard, sur son lit d’hôpital, alors qu’il était mourant, il a appelé l’équipe de médecins pour leur raconter son histoire. Je l’ai su plus tard, dans une lettre qu’ils m’avaient écrite.
Nous avions deux réactions différentes par rapport au témoignage. Quand nous recevions des amis et que nous parlions de la déportation, il quittait la pièce. Je pense que c’était par pudeur.
- Vous avez assuré le devoir de mémoire en témoignant dans les écoles, quelles étaient les réactions des jeunes générations devant le récit de votre déportation ?
- Le poids de l’hérédité, les fantômes du passé se sont abattus sur les survivants mais aussi leurs enfants et petits-enfants. Comment la transmission de cette mémoire s’est-elle opérée dans votre propre famille ?
Mon fils ne voulait pas en entendre parler, il était fermé. Ma fille, décédée maintenant, voulait que je le raconte d’une manière sentimentale, elle ne voulait pas entendre de brutalités. Son caractère était trop doux. Mais si je ne devais pas parler de ces brutalités, ce n’était pas la peine que je parle du tout.
- Vous êtes un des derniers témoins. Craignez-vous que la mémoire ne se perde ensuite ? Ou bien pensez-vous que le devoir de témoignage a été rempli ?
Grâce aux nouvelles générations, la mémoire restera. Je pense au travail de ma petite-fille Frankie qui a réalisé un film[7]. Mais j’ai déjà entendu des gens dire : « C’est loin tout ça, cela ne nous concerne pas. » Mais il faut que le monde sache : personne n’est fautif et tout le monde l’est en même temps. Les fautifs se sont cachés, les autres ont subi.
- S’il fallait retenir une chose de votre livre ?
Que l’être humain est capable du meilleur comme du pire.
[1] De son vrai nom Margot Dreschel (1908-1945, pendue par les Soviétiques)
[2] L’usine de détonateurs de l’Unionswerke.
[3] Maria Mandl (1912-1948), surnommée la Bête féroce ou la Bête d’Auschwitz. Gardienne SS (Aufseherin) à Auschwitz-Birkenau depuis octobre 1942.
[4] Abréviation de Krankenrevier, le quartier des malades. Baraquement où l’on entreposait les malades du camp.
[5] Franz Hössler (1906-1945), Schutzhaftlagerführer (chef du camp de détention préventive) du camp féminin d’Auschwitz-Birkenau.
[6] « Je veux travailler. »
[7]Trop d’amour, documentaire, sorti en octobre 2021