Cet automne, la maison d’édition RELIEFS ajoute à son catalogue une nouvelle collection d’ouvrages. Kew Gardens, de Virginia Woolf est l’un des trois textes littéraires proposés au sein de cette “bibliothèque illustrée” et bénéficie, pour l’occasion, d’une traduction et d’une préface inédites d’Agnès Desarthe.
Comme le laissent présager les illustrations colorées qui jalonnent l’ouvrage, Kew Gardens constitue un voyage à travers la nature au cœur de la ville, ses couleurs et ses matières. Sa nouvelle édition est accompagnée des œuvres de Jade Khoo, qui avait déjà travaillé aux côtés de RELIEFS, notamment à la conception de couvertures et d’illustrations de revues.
La maison d’édition propose un geste fort en choisissant, entre autres, cet ouvrage pour inaugurer sa collection : Agnès Desarthe souligne, dans sa préface, à la fois le caractère symbolique et la dimension « manifeste » de ce texte. S’il relève en effet de l’intime, dans son écriture et dans son procédé d’édition initial, il est également l’occasion de la mise en avant d’une écriture nouvelle grâce à une forme d’essentialisation stylistique.
C’est l’histoire d’un jardin
La nouvelle, initialement publiée en 1919, puis en 1921, dans la maison d’édition fondée par l’autrice et son mari était, à l’origine, illustrée par sa sœur, Vanessa Bell, peintre d’inspiration post-impressionniste. Elle sera par la suite reprise dans le recueil posthume A Haunted House. Elle est analysée par la critique comme l’une des nombreuses illustrations du flux ou courant de conscience dont Virginia Woolf est considérée comme l’une des ambassadrices. Ce procédé littéraire, développé au début du XXe siècle, marqueur d’un certain renouveau à la fois stylistique et conceptuel, est issu d’ouvrages de théorie en psychologie, et s’applique aux formes d’écritures qui suivent le cours d’une pensée. Il se caractérise par une structure du texte souvent hachée, des phrases tronquées ou grammaticalement incorrectes, des passages d’un personnage ou d’une thématique à l’autre notamment. C’est une forme complexe et condensée de stream of consciousness qu’offre Virginia Woolf dans ce texte court.
Kew Gardens est, dans sa genèse, un espace de création collectif voire familial mais également donc le marqueur stylistique d’une époque. Agnès Desarthe le constate, “ce jardin est comme vu par lui-même” et, un temps, il semble que la narration, qui guide la lecture, soit rendue floue, presque effacée, pour laisser place à ce que contient l’espace. De là, il dépasse tout ce qui le compose, se fait lui-même point de vue mouvant, tout en étant décrit à travers des associations inédites de couleurs et de formes, de jeux sur les mots, qui permettent d’effectuer un retour vers l’individualité à l’origine de l’écrit.
L’escargot lancinant
Kew Gardens est parfois considéré comme une parabole de la vie qui passe, perçue par une individualité diffuse : au détour des allées de ce grand parc botanique, une voix suit et croise différentes personnes, par deux, d’âges divers. Ces dernières parlent du temps, du passé, de la chance et symboliseraient ainsi des étapes de l’existence. Elles sont cependant parfois croisées de manière si fugace que la signification même de leurs échanges échappe à la lecture. Elle se fait alors passagère, au même titre que la voix qui décrit.
Ce qui est décrit, ou plutôt ce qui est dépeint ici, c’est d’abord un espace : “les allées de Kew Gardens en plein mois de juillet”. Progressivement, le texte se charge de toute la puissance signifiante de cet espace. S’il s’ouvre par l’évocation de simples formes, par des rais de lumière ou par la sensation de vent, très vite, les sens se confondent et “la couleur s’échapp[e] dans l’air”. Viennent alors les corps des animaux puis ceux des humains, par une assimilation de leurs mouvements, et se construisent des allées et venues incessantes entre ces éléments, des croisements, des mélanges.
Dès lors, comme le constate Agnès Desarthe dans sa préface, “quelques mètres carrés suffisent à évoquer le monde, l’époque” : il est autant question d’un escargot, progressant sur les feuilles d’un arbuste minuscule, que de forêts uruguayennes. C’est une peinture progressive, qui permet de tromper la linéarité de la lecture par superposition des points de vue. Il est question de tous les temps, et des personnages de tous les âges expriment toutes ces temporalités. L’espace traversé par la narration, en produisant presque la sienne propre, est un espace traversé de voix qui disent une réalité nouvelle grâce à l’écriture consciemment déstructurée de Woolf.
C’est une peinture progressive, qui permet de tromper la linéarité de la lecture par superposition des points de vue.
La concomitance des événements, des corps, des matières mais aussi des temporalités est rendue possible par le surgissement simultané de plusieurs couches de mémoire. Les illustrations ici jouent alors avec cette alternance entre détails et vision d’ensemble.
Cependant, si Agnès Desarthe constate que, dans ce texte “la vie intérieure d’un escargot se déroule sur le même plan que celle d’un père de famille”, l’escargot, lui, ressurgit régulièrement dans le texte tout comme dans les illustrations. Il apparaît, ponctuellement, il progresse. Incarnation du mouvement lancinant et infini, il devient la forme même du texte spirale jusqu’à sa fin, et en même temps son centre, jusqu’à son arrêt avec l’apparition d’un brouhaha étrange.
Kew Gardens est un moment de poésie à découvrir, une exploration tantôt heureuse tantôt mélancolique, un instant de fascination dans cette nouvelle édition à travers une langue superbement construite et des illustrations joyeuses. Le texte comme l’espace décrit est alors un endroit où, comme le ressent un personnage croisé au détour d’une page, quelque chose se profile au-delà des mots.
- Kew Gardens, Virginia Woolf, 1919, republié en 2023 aux Editions RELIEFS
Illustration : couverture de Kew Gardens