La fin des vieilles marmites
Avant le retour en fanfare des Américains courant 2025 (Richard Linklater, Paul Thomas Anderson, Terrence Malick, Jim Jarmusch, Noah Baumbach, Kelly Reichardt), arrêtons-nous un instant sur ce qu’a été le cinéma indépendant européen et extra-européen de cette année, qui a fait souffler un vent nouveau. Le film de genre francophone se porte bien, même s’il frôle parfois la caricature (La Nuit se traîne, Dubois) et ressasse un peu ses thèmes : catastrophisme écologique, solitude des modernes, liquidité des amours. Des films comme Eat the Night (Caroline Poggi et Jonathan Vinel) et Miséricorde (Alain Giraudie) s’en sortent mieux. Le premier en déplaçant les personnages des frères Grimm, Petit-Frère et Petite-Soeur, des forêts allemandes aux mondes virtuels du jeu vidéo. Le second en troquant la comédie grivoise contre la peinture de terroir. Les possibilités du virtuel, regardées de loin dans Knit’s Island, le documentaire plutôt réussi de Ekiem Barbier et Guilhem Causse, deviennent une voie d’exploration de la narrativité vidéoludique chez Poggi et Vinel. Dans un autre registre, Giraudie et Thierry de Peretti –mais aussi Julien Colonna qui vient de réaliser Le Royaume, un premier long-métrage sur la Corse des années 1990, ou encore Louise Courvoisier qui dépeint son Jura natal dans Vingt-Dieux,Bruno Dumont sur la Côte d’Opale et Stéphane Demoustier en terre corse dans Borgo – sont désormais estampillés cinéastes régionaux, tandis que d’autres font un détour par la province, à l’image d’Emmanuel Mouret qui romantise la ville de Lyon dans Trois Amies… Des frères Larrieu à Peretti, c’est surtout le Jura et l’île de Beauté qu’on a vus au cinéma cette année.
Le décentrement a également pris des formes stimulantes voire déconcertantes. Avec La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer raconte l’à-côté, le voisinage direct de l’Holocauste dans l’enceinte du jardin d’Eden de la famille Höss, depuis lequel on aperçoit les fumées des fours crématoires. Le pas de côté est salutaire lorsqu’il s’agit de raconter l’ascension du Rastignac américain, Donald Trump, du point de vue d’un cinéaste d’origine iranienne… Dans The Substance, Los Angeles ressemble étrangement à Nice, notre cité des anges locale tandis que le Mexique d’Emilia Pérez (Jacques Audiard) est reconstitué à Bry-sur-Marne… Ces jeux géographiques revêtent une dimension méta dans le Megalopolis de Coppola et le Furiosa de George Miller. Le tentacularisme de la ville du futur n’est pas si éloigné du désespoir apocalyptique des paysages du Wasteland traversés par des anti-héros à bécane. Le cinéma de 2024 a plus que jamais joué de son don d’ubiquité, pour poser la question du déplacement des frontières des genres et des limites du bon goût. Bertrand Bonello (La Bête) et Robert Zemeckis (Here) se sont aventurés dans le vortex temporel pour relier les êtres et les choses entre des époques éloignées, ou reposer à nouveaux frais la question de l’éternel retour. Le vieillissement et le rajeunissement rendus possible par l’intelligence artificielle avait des significations mélodramatiques dans Here, là où le traitement de Coralie Fargeat dans The Substance pointait du doigt la péremption à laquelle l’industrie cinématographique condamne les actrices.
Outre-Atlantique, le décentrement a pris un sens social, Sean Baker devenant le défenseur des marges avec son portrait de prostituée à Brighton Beach (Anora), tandis que Sean Price Williams dément le conte de fée dans The Sweet East pour montrer les déconvenues que traverse Lilian, Alice désabusée aux pays des horreurs.
On ne saurait réduire cette logique de la bifurcation à un tour de passe-passe. Chez Mati Diop et Boris Lojkine, elle fait émerger une contre-histoire : celle de Souleymane, qui soutient mal son rôle de militant en exil lorsqu’il s’agit de justifier son entrée clandestine en France ; celle des trésors du Dahomey arrachés à leur terre d’origine par les troupes coloniales françaises. Par une stupéfiante prosopopée, Diop donne la parole aux œuvres et fait entendre la voix rageuse des statues. Le plaisir des circonvolutions narratives a donné lieu à de savoureuses comédies comme Septembre sans attendre de Jonás Trueba et surtout Los Delincuentes de Rodrigo Moreno dans lequel Román, Morán et Norma rendent hommage, par leurs prénoms aux lettres interchangeables et leurs aventures invraisemblables, aux sources même du genre littéraire.
Tandis que le cinéma américain des dernières années s’était replié sur lui-même en recourant à l’autofiction et à la relecture du classicisme hollywoodien (James Gray, Paul Thomas Anderson, Tarantino, Spielberg), les films de 2024 ont ouvert grand les fenêtres de la Maison cinéma. Le sentiment de déjà-vu et de déjà-filmé a été balayé par un irrésistible vent de modernité.
Et pour célébrer cette surprenante année en salles, voici le top 2024 de la rédaction.
1/ Miséricorde, Alain Guiraudie 41p
2/ La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer 39p
3/ Los Delincuentes, Rodrigo Moreno 28p
4/ Dahomey, Mati Diop 23p
5/ Juré n°2, Clint Eastwood 22p
6/ In Water, Hong Sang-Soo 21p
7/ Le Mal n’existe pas, Ryūsuke Hamaguchi 19p
8/ Furiosa, George Miller 19p
9/ La Bête, Bertrand Bonello 15p
10/ Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof 14p // Grand Tour, Miguel Gomes 14p