Pour alimenter son dossier sur le confinement, son impact sur le secteur du livre et notre rapport à la culture et la lecture, Zone Critique est partie à la rencontre de la librairie les Cahiers de Colette.
Tenue par Colette Kerber depuis 1986, cette librairie emblématique de la rue Rambuteau et du centre de Paris, une institution à elle seule, se distingue par l’exigence de son catalogue, l’expertise pointue de ses libraires, son programme de rencontres pléthoriques avec des auteurs, célèbres ou non, et bien sûr la sympathie et la disponibilité de sa fondatrice et de ses salariés.
Le libraire Nicolas Jalageas a accepté de répondre à nos questions et de faire part de son ressenti relatif à la crise sanitaire que nous subissons.
Zone Critique : Comment vivez-vous ce second confinement ? Dans quelle mesure est-il différent du premier ? Quel en est l’impact, notamment économique, sur votre activité ?
Nicolas Jalageas : Ce second confinement est en effet très différent du premier car nous sommes dorénavant équipés (en masques, gel…). Nous avons également mis en place cette fois un système de vente à emporter, que nous appelons Click & Colette : les clients commandent en amont et viennent récupérer leurs ouvrages sans entrer dans la librairie.
Nous continuons à passer des commandes et à recevoir des nouveautés. L’activité reste la même, bien qu’elle soit moindre en volume. Les premiers jours du confinement, après le 30 octobre, nous en étions à 30% du chiffre d’affaires habituel, maintenant c’est plutôt 50%. Cela dépend des jours.
Notre amplitude horaire est également modifiée : la librairie est désormais ouverte de 11h30 à 17h30 en horaires réduits et est fermée le dimanche. Cela s’explique par le fait que les clients sont censés limiter leur sortie et rentrer plus tôt chez eux.
Ce qui est regrettable dans cette nouvelle organisation, c’est qu’il ne leur est plus possible de flâner dans les rayons à la recherche de titres qu’ils ne connaissaient pas. Tout est cadré, les clients savent ce qu’ils veulent avant de venir. Notre fonction conseil, même si elle reste possible, en est de fait amoindrie elle aussi.
ZC : Quelle organisation avez-vous mise en place, notamment en ce qui concerne le personnel ?
Nicolas Jalageas : Nous sommes cinq, dont trois employés à temps plein. Je suis là avant l’ouverture et après la fermeture ; nos pauses sont plus courtes. Colette tient la caisse et s’occupe des ventes, je fais les réservations par courriel et je prépare les commandes.
ZC : Les clients sont-ils au rendez-vous ? Quels retours en avez-vous ?
Nicolas Jalageas : Les clients sont contents que la librairie reste ouverte, même sous une forme particulière car nous vendons des produits définis comme n’étant pas de première nécessité. Certains clients sont choqués qu’une boutique d’informatique reste ouverte normalement alors que nous sommes soumis à cette contrainte, à l’instar de tous les endroits de sociabilité.
ZC : Vous avez noté un surcroît de travail lors de la semaine de réouverture juste après le premier déconfinement. Vous attendez-vous à la même chose pour le second ?
Nicolas Jalageas : Il y a eu un effet appel d’air pour le premier déconfinement. Pour le second, c ’est plus compliqué de prévoir, car nous ne savons pas encore quand il interviendra : le 1er décembre au mieux ? Plus tard ? Le 29 octobre, veille du confinement, était une très bonne journée, digne d’une semaine de Noël. Y aura-t-il la même affluence au moment du déconfinement ? D’autant plus que nous faisons de la vente à emporter, ce qui n’était pas le cas avant. La grande inconnue reste Noël.
ZC : Vous vous êtes conformés aux exigences de l’État en matière de respect des normes sanitaires. Cependant, vous avez été relégués au rang de commerces non essentiels. Comment vivez-vous cette situation ? Comme une injustice ?
Nicolas Jalageas : Si l’on part du principe que le respect des mesures sanitaires et une circulation régulée sont suffisants, nous pourrions être en droit de rouvrir notre librairie au public, tout en supprimant momentanément par exemple les rencontres avec les auteurs. Mais nous sommes soumis aux choix du gouvernement qui a créé cette distinction entre commerce essentiel et non essentiel. Nous comprenons parfaitement que nous ne nous plaçons pas dans la même nécessité qu’une pharmacie par exemple. Mais tout choix est discutable. Il y a certes de l’injustice mais nous bénéficions quand même du chômage partiel et d’aides de l’État. La situation est plus illisible pour les restaurants, qui ont pour certains d’ores et déjà mis la clef sous la porte.
ZC : Avez-vous le sentiment d’être bien accompagné par l’État ?
Nicolas Jalageas : En termes d’annonces oui, mais nous attendons toujours le versement des aides Covid. Certaines librairies les ont touchées, d’autres non, en raison du report des réunions de certaines commissions au CNL [Centre National du Livre]. Nos demandes à la région sont également en attente, alors que le dispositif d’aide est censé avoir été déclenché en mars. Ce système ne fonctionne pas comme il faudrait. De plus, ces aides sont minimes. Le SLF [Syndicat de la Librairie Française] s’est battu pour que le CNL nous octroie 2% du chiffre d’affaires annuel, mais cela ne représente pas deux mois de fermeture. Ce n’est qu’un coup de main.
ZC : Pensez-vous que les grands gagnants de cette crise sont les groupes comme Amazon, Fnac etc. ? Comment survivre quand on est une petite librairie indépendante ? Travaillez-vous en réseau avec les autres ?
Nicolas Jalageas : Certaines librairies fonctionnent en réseau (Librest par exemple), ce n’est pas notre cas. Des sites comme www.parislibrairies.fr ou www.placedeslibraires.fr existent depuis quelques années déjà et permettent de savoir quels livres sont en stock dans quelles librairies pour les réserver. Mais en dehors de cela, il n’y a pas vraiment de concertation commune, chacun fait les choses à sa manière, selon ses habitudes et ses clients. Certaines librairies peuvent avoir un comptoir à l’extérieur. Ici, nous ne pouvons pas. D’autres ne font pas de ventes à emporter mais ont mis en ligne un site marchand ; ce n’est pas le cas de la nôtre.
Les grands groupes (de distribution ou d’édition) ne sont bien sûr pas les plus à plaindre dans l’immédiat. Il faut quand même rappeler que la librairie est un secteur où les marges et les salaires ne sont pas élevés, contrairement au secteur de l’habillage ou de l’alimentaire.
ZC : Quelles sont vos attentes, vos demandes à moyen et long termes ?
Nicolas Jalageas : Nous ne sommes pas experts sanitaires mais il faudrait savoir ce qu’on veut : maintient-on une activité ou non ? Considère-t-on que les masques et gestes barrières sont suffisants ou non ? Ne faudrait-il pas pratiquer un dépistage massif ou isoler les gens à risques ? Il faut faire confiance aux libraires, laissez-nous ouvrir.
ZC : Êtes-vous optimiste pour l’avenir du secteur du livre ?
Nicolas Jalageas : Quand, il y a quelques années, on nous annonçait le lancement du livre numérique, tout le monde prédisait la mort du livre, mais il est toujours là. Le numérique reste marginal chez les éditeurs. Il ne faut donc pas crier au loup au moindre problème mais il ne faut pas crier victoire trop tôt non plus. Je ne suis pas pessimiste pour le livre en particulier mais pour l’ensemble de la société : cela va-t-il créer beaucoup de chômage ? Pourra-t-on s’adonner aux pratiques culturelles comme avant ? Combien de temps cela va-t-il durer ? Plus il y aura de monde touché, plus il y aura de répercussions sur le long terme. C’est le rythme de vie habituel qui est remis en cause.
ZC : Quel ouvrage, selon vous, vous semble le mieux à même de mettre cette triste actualité en perspective et traite le plus efficacement du thème, au choix, de la crise sanitaire, de la pandémie, du confinement ? Et enfin, de quel ouvrage, récent ou non, recommanderiez-vous la lecture en ces temps difficiles ?
Nicolas Jalageas : On juge parfois que cette comparaison est abusive mais je tiens à signaler que les œuvres d’Orwell ont été publiées en Pléiade, on vend ainsi beaucoup 1984, qui est abondamment citée. De même que le Meilleur des Mondes de Huxley. Cela peut se comprendre : il y a de la surveillance généralisée, même si nous ne sommes pas tout à fait dans un régime dictatorial ou totalitaire. Ce n’est pas l’URSS de Staline, mais il existe de nombreux dysfonctionnements dans notre système actuel.
Les clients demandent un peu moins d’essais et plus de fictions, alors que d’habitude, la demande est plus équilibrée chez nous. En essais, Cynthia Fleury est un auteur assez recherché.
Si l’on veut mêler réflexion et fiction, je recommanderai le livre collectif supervisé par Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, publié chez Actes Sud. Il y est question de notre rapport à la nature et des manières d’être vivant, qui doivent être réenvisagés.
Un livre que j’aime beaucoup, et qui vient d’être retraduit, c’est le Maître et Marguerite de Boulgakov. Une peinture à peine déguisée de la dictature stalinienne, qui décrit l’arrivée à Moscou du diable qui fait disparaître des gens. C’est un roman fantastique au sens propre et figuré.
Je pense également aux nouvelles de Philip K. Dick, qui viennent d’être rééditées chez Quarto. Si l’on veut à la fois se divertir, réfléchir, se projeter dans le futur et/ou s’angoisser, cette lecture est parfaitement appropriée. D’autant plus qu’il s’agit de deux gros volumes, ce qui est idéal si l’on doit rester confiné encore un mois ou deux.
Entretien de Nicolas Jalageas réalisé par Guillaume Narguet