Julien Gracq est en grâce une nouvelle fois, aux éditions Corti : après Nœuds de vie, c’est La Maison, un manuscrit inachevé, qui nous parvient d’entre les ombres. Œuvre amorcée puis laissée en cours, dont la promesse nous parvient pourtant intacte.
Inutile de dire qu’on y « reconnaît » Gracq ; rien de ce qu’écrivit Gracq n’est pas gracqien, et rien, non plus, n’en est la synthèse – fût-elle post mortem. Il est de ces romanciers qui, comme il l’affirmait lui-même au sujet de Stendhal, sont venus au monde de la littérature sans transition ni adolescence, d’emblée écrivant comme ils désirent écrire et suivant, tout au long de leur œuvre, la trajectoire assurée dont ils sont les propres guides. La Maison en est, déployant son intrigue à partir d’un voyage.
« – mais la curiosité fut la plus forte. »
Un narrateur anonyme décrit l’aperçu que l’on a furtivement, depuis une route de campagne, d’une maison enfouie dans un paysage morne, assez visible cependant pour aimanter l’œil vagabond. Au beau milieu d’une « terre gâte », elle constitue le point mystérieux d’un centre fantomatique pour ce paysage, abandonné et pourtant vaguement vivant. Parce que l’époque est celle de l’occupation allemande, cet édifice noyé dans une absurde attente, figé dans le passé, peut évoquer d’abord Un balcon en forêt ; pourtant, c’est davantage un singulier château d’Argol que l’on y découvre lorsque le narrateur, bizarrement attiré, s’en approche et l’explore. Ce fief désolé ouvre alors ses portes au merveilleux et à l’étrange.
De l’intrigue qui se noue dans les pages suivantes, nous ne détaillerons rien de plus. Deux coups de feu retentissent. Dès lors, l’absolue immobilité du jardin, la façade délabrée, les taillis sans oiseaux recèlent une menace croissant à mesure que le regard tombe sur les objets du décor, détaillés un à un. Déjà le narrateur nous a entraînés hors du temps, hors des repères topographiques mis en place au début du récit. Le bois est devenu labyrinthe.
Déjà le narrateur nous a entraînés hors du temps, hors des repères topographiques mis en place au début du récit. Le bois est devenu labyrinthe.
« l’éveil même dans ce qu’il a de plus désorienté et de plus avide »
Pourtant on ne verse alors ni dans le rêve, ni dans l’enquête policière. Au contraire, ce narrateur, en dépit des sentiments contradictoires qui l’agitent, interrompt son récit pour se livrer à une réflexion sur la liberté. « D’où vient qu’à certaines minutes privilégiées de notre vie, minutes de vacuité apparente et de tension très basse où nous nous abandonnons au courant et marchons vraiment où nos pieds nous mènent »… La découverte de la maison donne lieu à une expérience métaphysique. Cette intrusion dans l’inconnu, où toute connaissance est défaite, est aussi un premier pas dans le domaine d’une liberté à soi : où l’on accepte, au-delà des contradictions apparentes, que se mêlent réalité et vision, où l’on se rend aux attractions inexplicables commandées depuis les plus profondes strates de l’imagination. Ce vouloir aveugle et absolument libre ouvre une « embellie » dans le paysage et l’esprit. Une lucidité nouvelle permet au narrateur de voir la maison sous un autre jour, où se cachent des sentiments ambigus, des analogies précisées dans leur ombre jusqu’à se faire le décor d’un théâtre singulier et – presque – sans acteurs.
« La suggestion d’une présence immédiate et toute proche »
Car il se laisse deviner, malgré tout, une présence. D’abord, une table dressée dans un jardin en friche, un verger aux silhouettes vagues. Puis une voix de sirène, une silhouette aux pieds nus, une fenêtre où flotte un rideau qui aveugle et laisse voir tout en même temps. Il se joue certainement ici une charnière du récit, tel que l’auteur l’envisagea dans un ensemble achevé… L’écriture s’interrompt cependant, alors que s’initie une attraction nouvelle, présidant à la rencontre où se précise une sensualité qui s’insinuait en filigrane.
Que nous reste-t-il ? – sinon la lecture des manuscrits, sous ses deux états, reproduits dans les dernières pages du livre. On y déchiffre l’organisation des séquences et des plans, presque cinématographiques, sous le premier titre de « La maison des taillis ». Quelques variations, par rapport à l’état final, laissent imaginer des avatars de personnages, une course dans la forêt, d’autres coups de feu… mais le récit est resté, lui, en suspens.
Imitant la curiosité du narrateur, on entre donc dans ces pages comme on pousse une porte ; de la Maison, toutefois, ne subsistent qu’une façade, un jardin, une voix qui résonne. Reste à garder en mémoire cette étrange liberté qui s’ouvre à proximité de l’inconnu, du danger peut-être, alors qu’on fait les premiers pas dans le labyrinthe… à garder en mémoire cet « éveil même », après avoir quitté les chemins battus pour rencontrer ce que le livre tient caché, comme on écoute une voix pleine de promesse par son chant, mais éternellement sans visage.
- Julien Gracq, La Maison, Corti, collection « Rien de commun », 2023.
Crédit photo : La Maison de Julien Gracq (copyright : Dekiss)