Avec La Part sauvage, Erwan Desplanques signe dix nouvelles intimes et délicates qui éclairent le sens de la vie à travers des instants décisifs.

Ce sont des moments qui pourraient relever de l’anecdote. Brefs, fugaces même, ils sont de ceux qui semblent disparaître entre nos mains, sans même avoir eu le temps de comprendre ce qui a pu se jouer. À l’instar de ces deux adolescents amoureux dans la nouvelle Les Dinosaures du futur, à peine conscients du caractère singulier de l’instant qu’ils traversent et qui pourrait durer toute une vie comme une seule seconde : « Il devinait que quelque chose était en train de s’achever et voulait sentir la menace quelques secondes de plus. Étreindre sa main avec le plus de solennité possible, comme si ce geste ne devait plus jamais se reproduire. »

Loin d’être négligeables pour autant, bien au contraire, ces moments peuvent raconter beaucoup. C’est le sentiment qui domine à la lecture des dix textes constituant La Part sauvage. Avec ce quatrième livre, Erwan Desplanques revient, cinq ans après le récit de L’Amérique derrière moi, à la nouvelle, marqué notamment par celles d’un des maîtres du genre qu’est l’Américain Raymond Carver. Des textes qui tâchent de saisir et de traduire un instant où la vie de personnages prend un sens tout particulier, en cherchant à sonder le mystère qui l’entoure. Rassemblés, ils donnent à lire une galerie de portraits brossant des êtres tentant tant bien que mal de se tracer une voie propre et de coexister.

Part d’ombre

Des histoires d’amitié, de deuil, de couple qui bat de l’aile ont beau être ordinaires, elles ne sont pas moins abordées par l’auteur avec toute la délicatesse nécessaire, racontant l’intimité des personnages avec une certaine pudeur. Si certaines nouvelles relèvent d’une narration extra-diégétique qui apporte une suspension de l’analyse, celles à la narration auto-diégétique (où le personnage est dans l’histoire) donnent la sensation d’un rapport plus personnel et intime encore, plongeant dans la plus profonde intériorité pour sonder les bouleversements en cours et montrer la difficulté d’en saisir leurs répercussions, notamment chez autrui. D’autant que les différents personnages voient souvent le passé ressurgir et les confronter : d’un ancien patron toxique, déboulant chez son ancien collaborateur pour lui demander son soutien, à une ancienne camarade de prépa perdue de vue par un groupe d’amis qui assistent à sa réussite, en passant par les souvenirs glorieux de joueurs amateurs de football ou celui fantasque d’un grand-père et de son zoo… En s’invitant dans le présent, le passé pousse alors les personnages à s’interroger sur ce qui semble en fin de compte leur échapper, tel le narrateur de la nouvelle La Part sauvage : « Je pensais à la part d’ombre de mon grand-père, à ma propre part d’ombre, aux décisions que nous avions cru prendre de notre plein gré à un siècle d’écart. » Mais cherchant dans un chimérique passé une réponse au présent, ce dernier s’égare. 

Ces histoires que l’on se raconte

C’est un éloge des imperfections, des failles qui transparaît ainsi au fil des textes

Chacun des textes pointe l’incapacité d’avoir une prise totale sur le déroulement de la vie. Sans fatalité pour autant, ils semblent s’amuser de ce que chacun peut chercher à se raconter pour se rassurer, se justifier : « Je me faisais penser aux personnages du livre que j’avais emporté. Je me disais : Ils sont pathétiques. Puis : Je ne vaux pas mieux. J’aurais voulu être moins prévisible. Avoir l’énergie de corrompre mon propre scénario, celui de l’homme blanc qui boit trop parce que sa femme le trompe, mais ce n’est jamais évident de faire mieux qu’un livre. » Il s’agit aussi de se confronter à ce que l’on préfère ne pas voir pour une raison ou pour une autre et de le révéler. Une obsession que nourrit le narrateur de la nouvelle Florabelle, voulant faire apparaître ce que l’image idéalisée affichée sur les réseaux sociaux par une influenceuse cache. C’est un éloge des imperfections, des failles qui transparaît ainsi au fil des textes, celles-là même qui font la singularité du sens de chacun des fragments de vie humaine racontés.

  • La Part sauvage, Erwan Desplanques, éditions de l’Olivier 08 mars 2024.