Toute la semaine, Zone Critique part à la découverte de la littérature slovène contemporaine, et dresse le portrait des grandes figures et des nouvelles voix qui la composent. Après avoir consacré un article au roman La fuite extraordinaire de Johannes Ott, Zone Critique est parti à la rencontre de son auteur, Drago Jančar, qui a accepté de répondre à nos questions. Drago Jančar, né à Maribor en 1948, est certainement l’un des écrivains slovènes les plus célèbres et les plus lus à l’international. Auteur de romans, pratiquement tous traduits en français, de pièces de théâtre, de nouvelles et d’essais, il débute sa carrière en tant que journaliste. Ne ménageant pas ses critiques du régime de Tito, son activité dissidente pro-démocratie lui vaudra un court passage en prison. Grande figure de la littérature européenne, il a reçu notamment le Prix européen de littérature en 2011 pour l’ensemble de son œuvre.
La traduction de son deuxième ouvrage, La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, qui était resté jusqu’à présent étrangement inédit en français, a été publiée en début d’année. Pied de nez du destin : alors que cet ouvrage traite d’épidémie de peste au 17ème siècle et de mise en quarantaine de la population, dans un contexte de chasse aux sorcières conduite par l’Inquisition, la traduction française a été publiée au moment où un autre virus, le Covid-19, faisait son apparition, déclenchant des mesures de confinement qui semblaient appartenir à un passé lointain.C’est à Ljubljana, sous un beau soleil estival, que Drago Jančar a reçu Zone critique pour en parler.
La publication en 2020 de la traduction française de La Fuite extraordinaire de Johannes Ott, où il est beaucoup question de peste et de quarantaine, coïncide avec le déclenchement de la crise du coronavirus. Quel regard portez-vous sur la crise sanitaire et le phénomène de peur collective qui s’est ensuivi ?
J’ai été saisi, comme tout le monde, par le côté inhabituel et soudain de cette pandémie, qui est un phénomène que nous n’avions pas connu depuis longtemps. Le Galérien (Galjot en slovène), qui est le titre original, a été publié en France au moment même où le virus a fait officiellement son apparition en février, alors que les éditions Phébus prévoyaient cette traduction depuis quelque temps. Mais elle avait plusieurs fois été retardée par diverses complications. C’est une coïncidence plutôt troublante. Je pensais, au moment où j’écrivais cette histoire, alors que j’étais très jeune, que des événements historiques de cette ampleur, comme la peste noire, appartenaient au passé. Il y a eu de nombreuses épidémies tout au long de l’Histoire européenne et même mondiale mais celle-ci est assez exceptionnelle. Elle n’a pas tué beaucoup de gens mais elle représente néanmoins une grande menace pour notre civilisation.
Il est assez frappant de voir à quel point nous sommes vulnérables, alors que nous avions tendance à penser que nous sommes invincibles. Nous avons fait face à de nombreuses guerres et à des conflits idéologiques, surtout au 20ème siècle, et nous avons été forcés de nous battre et de nous entre-détruire. Mais nous devons aujourd’hui lutter contre quelque chose d’invisible. Cela soulève des questions sur la fragilité de notre civilisation, colosse aux pieds d’argile, qui, malgré toute sa technologie avancée et ses rêves de grandeur et d’infini, se retrouve d’un coup fragilisée par une si petite chose.
La peste occupe une part importante dans votre ouvrage mais ce n’est pas le seul thème que vous développez. Il s’agit d’un roman historique dont l’action se situe au 17ème siècle. Il décrit la fuite d’un homme mystérieux et trouble, qui semble frayer volontairement ou non avec des forces obscures. Il échappe toujours miraculeusement à la justice des hommes et de la nature et se fait finalement rattraper par un châtiment peut-être divin.
Le titre original de mon livre aurait été plus approprié, il me rappelle cette belle chanson d’Yves Montand, le Galérien. Mais je suppose que le titre actuel est plus attractif pour les lecteurs. J’y traite du parcours d’un homme qui tente de survivre à des circonstances inhabituelles. Il fuit l’Inquisition et les procès politiques, aussi bien que la peste et ses ravages, ce qui développe en lui un fort instinct de conservation et de résilience face au fanatisme d’une part et à la colère de la Nature d’autre part. C’est donc un livre tout à fait indiqué pour notre temps.
Cependant, l’ouvrage reste optimiste. Si Johannes Ott contracte la peste et s’il se soigne par des moyens superstitieux, comme boire du schnaps et manger de l’ail, il se dit néanmoins, au plus fort de sa maladie, qu’il sera sobre et de nouveau sur pied le lendemain. Il y a donc toujours de l’espoir.
Doit-on y voir cependant une tragédie, celle de l’homme qui ne peut échapper à la fatalité, à sa destinée ?
C’est un hymne à la vitalité de l’Homme : ce dernier peut survivre dans n’importe quelles circonstances, même les plus hostiles. Il y a eu de nombreux survivants aux guerres mondiales ou aux totalitarismes. Je prends pour exemple Boris Pahor, la mémoire du 20ème siècle, qui a survécu à tout. Maintenant, nous vivons dans une ère de paix et de prospérité, du moins en Europe, ce qui est une situation très confortable, bien que nous ne soyons pas à l’abri de l’apparition de quelque chose de beaucoup plus tragique.
Johannes Ott est un personnage insoumis, qui ne cesse de répéter : « Je m’en sortirai » en dépit de toute vraisemblance. Peut-on y voir une dimension camusienne dans ce personnage, homme seul face à l’absurdité du monde ?
C’est une bonne définition, qui peut d’ailleurs s’appliquer à l’ensemble de mes ouvrages. Je dois admettre que Camus était l’un de mes auteurs favoris durant mon jeune âge. Je lisais beaucoup sa prose et je m’imprégnais de sa philosophie. Pour les Français, Camus est souvent considéré comme un écrivain pour lycéens mais pour moi, quand j’étais jeune homme, l’expérience que je tirais de la lecture de ses œuvres était tout à fait différente. J’ai ressenti cette pensée puissante, davantage dans ses courtes histoires comme Noces, où il décrit sa situation déracinée en Afrique et sa quête d’identité, que dans ses œuvres majeures telles la Peste ou l’Etranger.
Mes héros sont souvent confrontés à l’absurde et la solitude, et ne perdent pas espoir face au destin qui semble inéluctable ou s’acharner contre eux. Et ils tentent de surmonter l’adversité par leur vitalité.
Il règne dans votre roman une atmosphère sombre, de mystère, pleine de désespoir. Est-ce le reflet du contexte pesant de la dictature dans lequel s’est inscrit son écriture ?
Les ténèbres et le désespoir sont des éléments qui sautent aux yeux à première vue. Mais une lecture plus attentive permet de voir que sous ce vernis se trouvent l’humour et l’ironie. Je pense à ce fameux écrivain slovène du début du 20ème siècle, Ivan Cankar1, qu’on qualifiait d’auteur très sombre. Il répliquait : « J’écris la noirceur de sorte que vos yeux désirent la lumière », ce qui est d’ailleurs ma devise.
La raison pour laquelle l’atmosphère est si sombre est peut-être due à l’absence de l’amour, contrairement à vos autres ouvrages.
En effet, il n’y a pas d’amour, seulement du sexe, du stupre et de la luxure. Je voulais pousser mon personnage dans les situations les plus inextricables, d’où aucune femme, désireuse de l’aider, ne pourrait le sortir. Il doit survivre par ses propres moyens, ce qui le conduit à de nouvelles situations dangereuses, comme dans un cercle vicieux. Dans mon autre ouvrage, Katarina, le prêtre et le paon, l’héroïne est déchirée entre l’amour qu’elle porte à deux hommes : l’un est un militaire vain et prétentieux (le paon) qui ne rêve que de gloire et de champs de bataille ; l’autre est un prêtre jésuite défroqué qui cherche Dieu, son salut et la rédemption, tel un nouveau Dostoïevski, mais en vain. Même sa mission dans les réductions2 du Paraguay ne l’a pas aidé. Il a finalement trouvé l’objet de sa quête et la possibilité de Dieu dans l’amour qu’il porte à une femme, Katarina. Là encore, c’est une femme qui survit à tous les dangers, toutes les adversités. Si les deux hommes, le prêtre et le paon, n’atteignent finalement pas leurs objectifs (la vérité philosophique ou la gloire militaire), Katarina, elle, trouve son idéal dans la beauté et l’amour. C’est donc là encore un livre finalement optimiste.
Un épisode est assez parlant, celui de la galère où Johannes est réduit en esclavage, dont on se demande si ce n’est pas un rêve dont il se réveille subitement : il ne veut pas finir comme ce personnage surnommé la Mouette, qui luttait pour des idéaux et qui finalement a été brisé par le système.
Au moment où j’ai rédigé ce livre, nous vivions une époque idéologisée, dans une sorte de dictature communiste qui exerçait une répression invisible. Cependant, la Yougoslavie était bien plus tolérante que les autres pays de l’Est soviétique. Nos frontières étaient ouvertes et la population se sentait relativement libre, surtout à partir des années 70. Nous pouvions nous adonner à la littérature sans trop de contraintes ; souvenons-nous par exemple de Danilo Kiš3, un autre écrivain d’ex-Yougoslavie, qui a pu disserter abondamment sur le stalinisme à cette époque. Le cinéma yougoslave a également produit des films très intéressants, ainsi que des pièces de théâtre. Ma pièce Veliki briljantni valček (La Grande Valse brillante)4, dans laquelle je traite ouvertement du système répressif totalitaire, n’a pas été censurée et a même pu être jouée sur scène.
Si le régime lâchait relativement bien la bride à la littérature, c’est parce qu’elle n’expose pas de message politique de manière frontale et directe. Ce dernier est toujours sous-jacent, symbolique. En revanche, si vous aviez pour intention de vous exprimer sur la politique à la radio ou dans les journaux, en prenant ouvertement position contre le régime, c’était une autre histoire. Et j’en ai subi personnellement les conséquences. Il y avait des sujets interdits, dont il ne fallait pas parler, à moins que vous ne souhaitiez courir de grands dangers. C’était donc une atmosphère particulière, un mélange de liberté et de répression, qui a servi de trame pour mes récits. Mes personnages tentent de comprendre cette situation, de s’en extraire pour survivre et de s’y opposer d’une quelconque façon. Il ne s’agit pas pour eux d’écrire des thèses sur les moyens de changer le monde mais d’exploiter les faiblesses du régime à la mesure de leurs moyens.
Il n’y a pas de littérature hypothétique. Vous la ressentez à partir de votre expérience personnelle, d’une certaine atmosphère qui règne quand vous écrivez, ou bien de vos lectures.
Votre roman joue sur le brouillage des frontières, entre rêve et réalité, entre bien et mal, surnaturel et temporel. Johannes Ott est-il un fou mystique, un possédé du diable ? Ou bien au contraire un bouc émissaire, dans cette Europe secouée par l’épidémie et des aberrations irrationnelles diverses ?
C’est son univers mental, son imaginaire. Il ne s’agit pas nécessairement d’une opposition consciente à la loi et l’ordre.
Vous avez mentionné la question du Mal et sa traduction mystique. J’ai une étrange anecdote à ce sujet. Au moment où les guerres des Balkans ont éclaté, en 1991, j’étais au salon du livre de Francfort. J’ai imaginé un invisible nuage du Mal dans les airs, qui circule tout autour de la planète. Quand il entrevoit des circonstances propices à sa venue (telles que des conflits nationaux, ethniques, sociaux, des problèmes politiques etc.), il recouvre de sa noirceur la partie du monde où ces problèmes ont éclaté, grossit et s’amoncelle, afin de permettre au Mal d’entrer en scène. J’ai imaginé ce nuage maléfique au-dessus de la Bosnie ; c’est une interprétation bien sûr irrationnelle et quelque peu folle, mais mon imagination d’écrivain m’a permis de mettre une forme sur ce phénomène incompréhensible.
Je ne pouvais pas comprendre pourquoi, dans mon pays la Yougoslavie, des gens que je connaissais, que je fréquentais dans la vie de tous les jours, voire des amis, que j’avais en Serbie, pouvaient se laisser aller, au moment de la guerre, à de tels actes de cruauté. Je ne pouvais que me dire que quelque chose de purement maléfique avait pénétré notre atmosphère et que la population était sous une influence extérieure. Prenons par exemple la Seconde Guerre mondiale et pensons à cette grande culture allemande qui a brillé pendant des siècles et que nous connaissons tous. Le peuple qui a fondé cette culture a pourtant, soudainement, cédé à la folie pure, notamment dans ma ville natale Maribor. J’ai retranscrit cela dans mon roman Et l’amour a aussi besoin de repos (titre tiré d’une citation de Byron). Dans cette ville vivait une minorité allemande, qui assistait aux événements culturels, qui chantait dans des chœurs allemands et que nous fréquentions tous les jours. Ce sont ces mêmes gens qui, du jour au lendemain, se sont mués en interrogateurs de la Gestapo et ont procédé à la déportation de nombreux Slovènes pour germaniser la région. Il ne s’agissait pas bien sûr que des Allemands, et ces derniers n’étaient pas tous fous. Les Slovènes ont également été les victimes de ce retournement de situation irrationnel : ainsi, certains partisans braves et valeureux durant la guerre sont devenus, après 1945, des meurtriers de masse qui ont perpétré des massacres. Peut-être faut-il y voir une raison irrationnelle, une influence du Mal pur, dans ce comportement inexplicable.
Nous parlions plus haut de l’absurde. Dans Et l’amour aussi a besoin de repos, Valentin le résistant, libéré par un nazi à la demande de son amoureuse, est considéré par ses camarades comme un traître.
Exactement. Je peux citer Oscar Wilde, dans sa Ballade de la geôle de Reading, qui dit : « Pourtant, chacun tue ce qu’il aime ». Cela peut être avec des mots ou avec un regard.
Vousdécrivez très bien l’atmosphère ésotérique de la Mitteleuropa au 17ème siècle, avec ses sorcières, ses démons, qu’il s’agisse de votre ouvrage Johannes Ott ou bien encore de Katarina. Pouvons-nous dire de la Slovénie qu’il s’agit d’un pays rempli de mystères et de superstitions ? Elle est, pour nous lecteurs français, encore une énigme.
Je vous rassure, ce pays est aussi une énigme pour nous ! D’un côté, nous avons cette langue splendide qui a survécu pendant des siècles aux dominations étrangères, notamment celle des Habsbourg. Si elle a été consolidée au 16ème siècle par le réformateur protestant Primož Trubar5, elle n’a pourtant réellement pris conscience d’elle-même qu’au 19ème siècle, avec notamment la toute première représentation d’une pièce de théâtre en slovène en 1867. La Slovénie, c’est aussi la défense héroïque contre les influences allemande et italienne, tout au long du 19ème siècle. L’empire germanique, en particulier, souhaitait annexer la Slovénie et Hitler, quand il s’est rendu à Maribor en 1941, a même dit : « Rendez ce pays de nouveau allemand ». Les Slovènes ont réussi à établir une culture slovène bien avant de mettre en place un Etat.
D’un autre côté, ce pays et son peuple se sont toujours placés sur la défensive. Ils n’ont jamais été très amicaux les uns envers les autres, ils se sont même régulièrement affrontés, ce qui a généré une atmosphère très toxique. Si les Slovènes ne trouvent pas suffisamment matière à polémique avec la politique actuelle, ils se tournent vers ce sujet inépuisable de discussions qu’est la Seconde Guerre, en s’accusant les uns les autres de traîtres et de collaborateurs. Je suis un grand défenseur des langues minoritaires en Europe, qui sont importantes pour la diversité de la culture, européenne et mondiale. Mais nous n’avons pas de grands idéaux à mettre en avant, contrairement à vous les Français qui avez toujours le choix dans vos combats. L’ambiance est plus toxique dans les petits pays comme ceux de l’ex-Yougoslavie et persiste toujours une certaine forme d’envie ou d’hypocrisie, qui vient sans doute d’un complexe d’infériorité : la Slovénie est au cœur de l’Europe mais ses habitants apparaissent comme moins civilisés que leurs voisins. Ils sont donc remplis de préjugés alors qu’ils peuvent être de très bonne compagnie par ailleurs. Par exemple, ils respectent les Autrichiens pour leur sens de la loi et de l’ordre mais ils méprisent les Italiens qui ont déplacé une grande partie de leur population du sud de l’Italie vers Trieste et ses environs, pour romaniser la région. Il existe aussi de grandes tensions avec les autres pays balkaniques.
Ils portent enfin une grande admiration pour la France et Napoléon, qui ont joué un grand rôle dans l’établissement et l’affirmation de l’identité slovène. Nous avons d’ailleurs une statue de Napoléon à Ljubljana, l’une des rares érigées en son honneur en dehors de la France. En effet, au début du 19ème siècle, quand la France a occupé la Slovénie après avoir vaincu l’Autriche, il a été décidé de favoriser la langue slovène à l’école, dans les cours de tribunaux etc. et ce, dans toutes les provinces illyriennes. Cela a été constitutif de l’identité slovène, un acte fondateur sur lequel il n’était ensuite plus possible de revenir. Napoléon était alors considéré comme l’esprit des Lumières qui a brillé sur le pays et qui a permis la réhabilitation du peuple slovène. Nous avons aussi un arbre dédié au maréchal Marmont, qui a été gouverneur des provinces illyriennes, dans les jardins botaniques, première institution scientifique du pays.
Le vrai personnage révolté contre la justice des hommes et leur folie, dans Johannes Ott, est peut-être Adam, qui va jusqu’à se laisser accuser de sorcellerie pour ne pas renier qui il est, ni son héritage. On sent une certaine tendresse de votre part à son égard.
Je porte de l’intérêt à tous mes personnages, qu’ils soient profondément humains ou qu’ils soient cruels. Si je dois écrire sur un membre de la Gestapo, je dois le comprendre pour mieux l’appréhender. Mais je dois comprendre les partisans aussi. Et tout cela, dans le but de comprendre comment des hommes innocents ont pu devenir des monstres pendant ou après la guerre.
Vous avez été victime de censure et même envoyé en prison pour vos écrits. Johannes Ott n’était-il pas un moyen d’exorciser cette censure en décrivant l’oppression de la libre pensée par les autorités (ecclésiastiques, judiciaires, étatiques) ?
Cet épisode de ma vie était moins important pour moi que ce que les gens pensent habituellement. Je n’ai été en prison que deux mois6. Ce qui a été le plus difficile à supporter fut l’interdiction de publier. En prison, j’ai rencontré des gens que je n’aurais jamais imaginé rencontrer avant et ils m’ont donné de la matière pour mes livres futurs. C’est là que j’ai commencé à imaginer Johannes Ott. Je ressentais une certaine proximité avec mon héros qui était victime de l’Inquisition et qui a lui aussi subi la prison. Quand mon livre a rencontré du succès en Slovénie, cela m’a aidé à renouer avec la vie publique. On me demande souvent si ce que je décris dans mon histoire est le reflet de ce que j’ai vécu. C’est le cas, en effet ! Mais c’est un roman historique, autant que contemporain, et chacun peut l’interpréter comme il le souhaite.
Pour l’anecdote, je suis allé dans la même prison de Maribor où mon père a été incarcéré durant la guerre, envoyé par la Gestapo avant d’être transféré dans un camp de concentration. Je me suis soudain demandé : est-ce une ironie du sort ? Une plaisanterie du destin ?
Il y a également, dans votre ouvrage, des passages baroques et burlesques, similaires au Roman comique de Scarron par exemple. Ainsi, vous tournez l’empereur Léopold en ridicule : il a les fesses poudrées et éprouve une attirance libidineuse pour une petite bourgeoise qui n’acceptera de coucher avec lui que s’il se sépare de sa poupée monstrueuse avec laquelle il dort. Est-ce une sorte de revanche sur l’absolutisme ? N’était-ce pas risqué à l’époque de Tito ?
Je ne sais pas, peut-être s’agit-il de quelque chose d’ancré dans mon inconscient. J’appartiens à la classe ouvrière et il se peut que j’aie un complexe du fait de mes origines mais j’ai toujours éprouvé une certaine méfiance vis-à-vis des hommes de pouvoir et de luxe. Regardez par exemple la splendeur de l’empire des Habsbourg. L’écrivain autrichien Karl Kraus s’en est souvent pris à cette mentalité habsbourgeoise. Vous avez vécu la même expérience en France : pourquoi seriez-vous en République si la monarchie absolue n’avait rien à se reprocher ? Bien sûr, mon roman est satirique, mais je voulais faire de cette étrange relation, où une bourgeoise mène à la baguette l’un des hommes les plus puissants du monde, une histoire drôle.
Bora Cosic, écrivain ex-yougoslave qui a subi également les affres de la censure, a récemment confié à Zone Critique7 qu’une véritable chape de plomb s’est abattue sur les gens alors qu’auparavant, une certaine insouciance, voire une joie de vivre persistaient. Vous qui avez connu les deux systèmes, la dictature soviétique et le capitalisme libéral, partagez-vous cet avis ? Et notamment du point de vue de la culture ?
C’est un phénomène intéressant. La littérature était plus vivace alors, il y avait davantage de débats contradictoires et tranchés. Je me souviens avoir lu son livre, Le Rôle de ma famille dans la révolution mondiale. C’est un livre assez drôle mais qui s’oppose au système de manière plus frontale que moi. Je ne renie pas ce que j’ai dit plus tôt : la Yougoslavie était une dictature mais où la liberté existait davantage que dans les autres dictatures soviétiques. Vous n’auriez pas pu publier un livre comme cela en URSS alors qu’en Yougoslavie, vous trouviez sur les étagères des librairies des livres de Soljenitsyne, de Kundera… En revanche, quand cela devenait trop sensible politiquement, vous étiez convoqué devant la commission idéologique du Comité Central, où vous étiez conduit à parler arts et littérature. Jouer par exemple Macbeth ou le Roi Lear aurait pu causer des tensions car leur intrigue traite directement du pouvoir en place, un pouvoir despotique et autoritaire que Tito personnalisait malgré tout.
Vos ouvrages parlent souvent de la recherche de l’absolu. L’époque que nous vivons est-elle encore propice à la quête de l’absolu ou s’est-elle trop fourvoyée dans le consumérisme ?
J’ai fait partie des co-fondateurs du journal, Nova Revija, en 1982. Il est très vite devenu une figure de l’opposition au régime socialiste de Slovénie et nous y parlions régulièrement de démocratie, de liberté d’expression etc., tous ces concepts qui nous faisaient rêver. Mais nous nous sommes soudain réveillés au beau milieu du capitalisme et de tout ce qu’il induit : le pouvoir de l’argent, la puissance des lobbies, la gouvernance par le marché, les hommes politiques sous influence des intérêts de la finance. Cela a été très difficile de nous rendre compte que nous nous étions fourvoyés. Nous parlions de démocratie et de marché de la concurrence mais finalement le capitalisme a poussé ces logiques jusqu’à leurs extrêmes les plus déshumanisants. Dans les temps consuméristes que nous vivons, il est vital de lire des livres qui traitent des questions essentielles ; malheureusement, ces derniers sont marginaux. La littérature d’aujourd’hui, disons depuis les années 90, ne traite plus que de petites histoires tirées de petites expériences personnelles. Parfois, cela peut avoir du bon mais c’est une production littéraire de masse et ce n’est pas comme cela que je conçois la littérature. Celle-ci doit avoir des tripes, être passionnée et prendre en compte tout l’héritage historique de notre culture.
La littérature peut-elle être engagée ou n’a-t-elle rien à voir avec la politique ?
Non, elle est liée à la politique. Regardez Houellebecq, tout est politique dans son œuvre. Si vous la lisez, vous vous rendez compte que la littérature peut être provocante et étrange. Ce n’est pas vraiment le style de lecture que j’affectionne mais c’est un bon exemple. La littérature est profondément humaine, il ne faut pas l’oublier. Si elle essaye de s’extraire de ce qui fait que l’Homme est Homme (ses travers, ses passions, ses faiblesses, ses préjugés…), vous faites du politiquement correct désincarné. Si la littérature doit être politiquement correcte, que doit-on faire de Shakespeare et de son Shylock dans le Marchand de Venise ? Et des contes de fées qui brillent par leur cruauté ? Un jour, un critique slovène a dit : si le livre dont je dois faire la critique ne traite pas de la diversité, des minorités, du peuple palestinien opprimé… alors, je n’écrirai pas une ligne dessus. Ce n’est pas ma conception de la littérature.
Vous avez dit dans un entretien que l’Europe n’a pas su construire son identité culturelle. Cela ne doit-il pas passer par un autre moyen que les institutions européennes qui ont montré leur échec à faire naître une cohésion, une idée de destin commun ?
Pourtant cette idée existe déjà. Nous parlons tous les deux de quelque chose que nous avons en commun : la littérature et l’histoire européenne. Je ne crois pas aux théories déclinistes selon lesquelles l’Europe se désagrège. Macron et Merkel avaient tous les deux dit que si l’euro meurt, l’Europe meurt. Je ne le crois pas. Il ne s’agit pas seulement de l’euro. Nous avons de jeunes générations qui voyagent et échangent, beaucoup plus que par le passé, nous bénéficions de la circulation des idées, de la monnaie… Même si la situation de certains pays européens est tendue, cela ne suffira pas à détruire l’idée européenne, qui s’est bâtie sur les nombreux sacrifices de nos grands-parents et ancêtres qui sont morts à la guerre pour cet idéal. Car ils avaient compris qu’il était possible que les Européens vivent ensemble.
Dans un discours que vous avez prononcé en 2012 à Strasbourg, vous avez rappelé votre combat contre le manichéisme et les malentendus qui surgissent quand les lecteurs jugent une œuvre selon leurs propres valeurs morales, idéologiques, leurs opinions. Quel regard portez-vous sur la tendance actuelle qui tend justement à revisiter, à l’aune d’une certaine morale d’aujourd’hui, des œuvres, très vite qualifiées de racistes ou autres (un exemple récent étant Autant en emporte le vent) ?
Je suis effrayé à l’idée que certains de mes livres subissent un jour cette censure. Un critique a un jour écrit que ce que je fais subir à une femme dans l’un de mes ouvrages ne devrait pas être permis en littérature. Mais mes héros peuvent être des criminels, ils peuvent être conduits à commettre des atrocités. Comme je l’ai dit, je dois comprendre les motivations et les actes des criminels pour bien les décrire. Ce jugement moral est un des travers de notre société actuelle. Que l’on pense par exemple à ce qui est arrivé à J.K Rowling, accusée de « transphobie » pour avoir simplement dit que le sexe est une réalité et que seules les femmes pouvaient avoir leurs règles. C’est, qu’on le veuille ou non, un problème politique. J’ai vécu la majeure partie de ma vie au 20ème siècle, qui était un siècle très idéologique, et j’en ai subi les conséquences. Pensons également, à un autre niveau, à Boris Pahor, ce modeste habitant d’un petit village qui a été envoyé en camp de concentration pour avoir pensé différemment et qui a subi toutes les idéologies, qui a vu tous les uniformes que vous pouvez imaginer. La politique a eu un impact terrible sur sa vie. Et cela recommence de nos jours. Je ne parviens pas à comprendre ce mouvement de pensée politiquement correct, qui est une sorte de combinaison de puritanisme américain, de pudibonderie et de ce que la société libérale moderne peut produire de pire, sous la surveillance d’une police morale. C’est à la littérature, selon moi, d’appréhender ce phénomène et de tenter d’en comprendre les rouages et implications. Car elle se doit de comprendre le bien et le mal, les sentiments nobles comme les bas instincts.
Je dois néanmoins, avant de conclure l’entretien, vous remercier d’avoir parlé de littérature avec moi car, dans les entretiens que j’accorde, elle passe malheureusement souvent au second plan. Je vais vous raconter une anecdote pour terminer : quand mon Johannes Ott a été publié en Allemagne, je me suis rendu à un salon du livre à Francfort pour le promouvoir. Les caméras étaient sans cesse braquées sur moi, les entretiens se succédaient etc. Or, il n’a été question que de la guerre en Yougoslavie. À la fin, quand une journaliste d’une radio bavaroise m’a abordé, je lui ai dit : « Chère Madame, on m’a interrogé toute la journée sur la guerre. J’aimerais maintenant parler de mon livre ; regardez cette couverture, n’est-elle pas jolie ? J’ai préparé de belles réponses. » Elle a répondu : « Oui, je vous en prie, parlez-en. » Je me suis exécuté. Sa première question a alors été : « Oui mais, est-ce que c’est la Slovénie qui a déclenché la guerre en Yougoslavie ? » J’ai trouvé cela drôle.
1Né en 1876, mort en 1918, considéré comme l’un des plus importants écrivains de langue slovène et le père du théâtre slovène. Il est souvent comparé à Kafka ou Joyce. Ses ouvrages sont d’inspiration moderniste, symboliste et expressionniste.
2Missions catholiques (reducciones en espagnol) établies en Amérique latine à l’instigation des Jésuites. Les plus importantes étaient les missions jésuites des Guaranis.
3Né en 1935, mort en 1989, écrivain serbe, auteur notamment d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch (1976), sur la répression stalinienne et les camps de la mort soviétiques.
4Farce contemporaine écrite en 1985. Simon Weber, historien, effectue une recherche sur un officier polonais ayant participé à l’insurrection de 1830 quand, un jour de beuverie, il est interné dans la clinique psychiatrique « La Liberté rend libre ». Dans cet univers absurde, il découvre vite le personnel, les patients et le sort qui lui est réservé. Il ne pourra pas résister à cette institution totalitaire et délirante qui finira par le rendre fou.
5Né en 1508, mort en 1586. Il est l’auteur du premier livre imprimé en slovène : le Catéchisme et l’Abécédaire, en 1550.
6Arrêté en 1974 pour avoir diffusé une brochure sur le massacre de la garde nationale slovène par le régime de Tito en mai 1945 et condamné à un an de prison pour « propagande en faveur de l’ennemi », il a été libéré au bout de deux mois.
Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Guillaume Narguet