Tout semble réussir au procureur Maillard qui en est à sa troisième condamnation. Non pas sa condamnation à lui, mais celle des autres. Dans la pièce La Tête des autres, écrite par Marcel Aymé, représentée au Théâtre du Vieux-Colombier, et sur laquelle Zone Critique revient pour inaugurer sa rubrique théâtre, c’est ainsi que cela commence ; on porte un toast avec femme, confrère et amis à la prochaine exécution, celle de Valorin, un jazzman accusé sans preuve du meurtre de la rue Baccarat. On rit jaune.
Jusqu’ici on pourrait croire à un éloge paradoxal de la peine de mort mais, bien vite, la pièce prend des allures farcesques. Ce n’est que pour mieux renverser un système judiciaire corrompu que l’écrivain laisse paraître pour un temps, la victoire de la magistrature. Contrairement au bouleversant journal du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, 123 ans plus tard, la pièce de Marcel Aymé prend le parti pris de l’ironie contre le pessimisme et l’injustice. Ni pathos, ni mélodrame, elle traite le sujet avec humour et distance. C’est d’autant plus audacieux qu’en 1952, date de parution de la pièce, le spectre de l’Occupation plane toujours ; Mauriac jugera d’ailleurs l’œuvre comme « un tombereau d’injures contre la magistrature » et la pièce sera censurée. Marcel Aymé en écrira une deuxième version en 1956, davantage conforme aux idéaux d’après-guerre. Il faudra attendre 1981 pour que Robert Badinter prononce son discours pour l’abolition de la peine de mort… Depuis, la pièce a fait son chemin mais sans prendre une ride. C’est la première version qu’a choisi de mettre en scène Lilo Baur, une intrigue qui demeure au cœur de problématiques actuelles où pouvoir et justice s’entremêlent, rendant acceptable l’adoption d’un verdict partial.
Renversement de situation n°1
Revenons à l’action dramatique. Valorin aurait donc assassiné une vieille dame et, grâce à sa prodigieuse éloquence, le procureur Maillard est parvenu à lui donner tort en lui infligeant la peine de mort, rien que ça. Néanmoins, la petite fête est vite écourtée : le condamné s’est échappé et, clamant son innocence, s’introduit dans la maison de Maillard. Ce dernier se trouve maintenant en compagnie de Roberte, une blonde hitchcockienne qui est sa maîtresse mais aussi la femme de son collègue, le procureur Bertholier. Sacré Maillard… Mais, premier coup de théâtre, et non des moindres : Roberte est l’alibi de Valorin, elle était avec lui le soir du meurtre dans un hôtel louche et Dieu, seul sait ce qu’ils y ont fait.
Femme fatale vs femme mère
Marcel Aymé bouleverse les codes sociaux de l’époque. En effet, les femmes n’avaient pas autant de liberté qu’aujourd’hui. Ainsi, bien que Roberte refuse de témoigner en faveur de Valorin, eu égard à sa réputation qu’elle ne peut profaner étant donné son rang bourgeois, elle incarne une créature tout à fait dévergondée. Désirée et désirante dans ses superbes robes péplum, Roberte revendique son adultère comme une égale des hommes. D’autre part, la femme de Maillard, Juliette, mère bourgeoise type, tombe amoureuse de Valorin. Là, on y voit plus très clair. L’intrigue amoureuse prend le pas sur l’intrigue politico-judiciaire – Roberte est jalouse, va vouloir essayer de tuer Valorin –, et les fougues de la passion alimentent l’aspect charnel et libertaire de la pièce. Il faut l’avouer, tout ce méli-mélo est plutôt jubilatoire.
Bertholier et Maillard propose à Valorin de racheter son silence en mettant à sa place un « Maltais » – un Arabe dans le jargon de l’époque – qui n’aura pas les moyens de se défendre. Mais il se trouve en réalité que le crime est plutôt l’affaire d’un certain Alessandrovici, une crapule de la mafia.
Une mise en scène stylisée au noir et un jeu brillant
C’est en suivant l’exemple des films noirs que la metteuse en scène Lilo Baur a choisi d’attribuer à la pièce une « esthétique cinématographique » (1). La tonalité du texte étant en décalage avec le contexte de la condamnation à mort, la mise en scène se charge du traitement réaliste en replaçant l’intrigue dans une atmosphère obscure et menaçante. On pense notamment aux jeux de lumière et aux gifles qui fusent sans arrêt autant que les revolvers braqués. Ce montage « densifie le caractère vif, tranchant » (1) des dialogues.
Tout se succède avec légèreté, presque comme par enchantement. Et ça coule, ça virevolte.
Par ailleurs, l’enchaînement des décors est savamment orchestré. Les murs s’emboîtent les uns dans les autres, se retournent pour, d’un salon, laisser place à une cuisine puis à un bureau. Tout se succède avec légèreté, presque comme par enchantement. Et ça coule, ça virevolte. Les acteurs évoluent sur scène avec une aisance plaisante et sans trop faire les cents pas, ce qui peut être particulièrement agaçant au théâtre.
Laurent Lafitte (Valorin) nous montre ses jolis muscles pour le plus grand plaisir du public féminin, et plus sérieusement, joue avec une extrême justesse le trouble-fête, autant que la colère, la mélancolie et la soif de justice. Florence Viala (Roberte) symbolise une magnifique garce. Au début, son accent germanique pourrait importuner mais elle le tient avec brio jusqu’à la fin de la pièce. Véronique Vella est elle, merveilleuse dans la peau de la femme bourgeoise qui découvre les sombres revers de son milieu social. Les deux truands embauchés pour tuer Valorin, Clément Hervieu-Léger et Félicien Juttner, électrisent la scène en petites teignes, finalement prises à leur propre piège et Nicolas Lormeau (Maillard) et Alain Lenglet (Bertholier) tout autant, dans leur rôle de procureur lâche et vaniteux.
Enfin, Serge Bagdassarian déploie tout son génie gargantuesque dans la peau d’Alessandrovici, le mafieux tyrannique.
Beaucoup de rire, d’émotion et surtout une profonde réflexion sur l’exercice de la justice et sur un châtiment qui, en France, n’a aujourd’hui plus lieu d’être mais qui subsiste dans certains pays.
- La Tête des autres, mis en scène par Lilo Baur au théâtre du Vieux-Colombier jusqu’au 17 avril.
(1) Propos recueillis par Chantal Hurault