L’amour de François Bégaudeau 

Dans une rentrée littéraire qui n’a pas l’air de passionner les foules, la faute à l’absence décevante de polémiques dont on ne peut même pas se plaindre qu’elles sont bêtes, François Bégaudeau s’est donné pour projet de tirer la substantifique moëlle de l’amour (chez Verticales) en 90 pages pour la modique somme de 14,50€. Un projet à la fois casse et gueule, deux bonnes raisons de se vautrer. Et pourtant.

L’amour de François Bégaudeau

François est un ami. Le truc, c’est qu’il ne le sait pas. C’est une amitié unilatérale, que j’entretiens pour deux. François et moi buvons des verres ensemble de temps en temps, dans ma tête. Là, je lui oppose mes arguments, le renvoie dans les cordes. L’amitié n’exclut pas une « saine méfiance » comme dirait Staline (on a les citations qu’on peut, j’ai pas fait l’ENS).

Quand on me demande, toujours dans mon imagination, comment il est dans la vie « Bégo », je réponds « très sympa », en tout cas bien plus qu’à la télé quand il y passait encore et que des gens surtout de droite le trouvaient verbeux et condescendant.

A l’ époque, comme j’avais pour projet d’être de droite moi aussi, pour enfin m’intégrer socialement, j’avais décidé d’être d’accord et de trouver François verbeux et condescendant. Surtout qu’on le voyait sur Canal + et France Culture : il l’était forcément pour passer dans de tels médias-donneurs-de-leçons-bien-pensants. Bref, j’étais sur la bonne voie.

Connais-toi toi-même

Et puis patatras, en 2021, j’ai emprunté Deux singes ou ma vie politique à la médiathèque (plutôt crever que de donner un centime de droit d’auteur à ce fifrelin). Le mal était fait. Deux singes, c’était moi. Enfin c’était lui, mais c’était moi quand même. Je nous croyais face à face, nous étions côte à côte, pour paraphraser Gérard Collomb (citations, ENS, etc.), et la lecture des essais Notre joie (2021) puis de Histoire de ta bêtise (2019) ne fit que le confirmer : je ne savais toujours pas exactement qui j’étais, mais au moins je savais qui je n’étais pas.

Le roman, c’est une autre affaire. Le mode opératoire de la fiction expose à d’autres écueils. Habituellement – et sans avoir lu ses œuvres complètes non plus, on a qu’une vie – celui qui menace Bégaudeau est de ne pas suffisamment s’effacer de son texte, créant le même genre de frustration que ces photographes amateurs dont un doigt malencontreusement placé devant l’objectif nous masque une partie de l’image.

Dans L’amour, il nous montre parfaitement Jeanne et Jacques Moreau, de 1971 à nos jours. Quarante ans d’histoire en 90 pages « sans couture qui se pût voir » pour citer cette fois Emily Dickinson, c’est-à-dire que les années passent sans qu’on s’en rende compte, grâce à des transitions temporelles particulièrement habiles. Au début, l’époque est aux soirées Bingo dans la salle des fêtes ; Jacques fait des maquettes d’avions soviétiques, Jeanne tient son journal intime dans un agenda La Redoute (qu’elle ouvre, comme un clin d’oeil autoréférentiel, au 27 avril 71 évidemment) ; Jacques traîne une Peugeot 103 dans la pente de la Coopérative ; on boit de la Suze et on fume des Gitanes partout, même dans les hôpitaux ; puis on s’équipe chez Monsieur Meuble et Confo ; Jeanne achète les 45 tours de Balavoine à Discorama, Jacques l’emmène voir Richard Cocciante au Palais des Sports ; et de fil en aiguille on manipule les touches d’un portable et on regarde Plus belle la vie. Les objets changent désormais bien plus vite que les gens.

Adieu Cantal

D’aucuns diront deux choses, je les vois venir. De un, ce serait « le portrait d’une France disparue », alors que ce n’est pas tant une question de terroir pittoresque que d’une classe sociale spécifique et située historiquement (ces boomers tranquilles que tout le monde s’est mis à haïr depuis qu’on a compris qu’ils ne crèveraient pas sans qu’on ait payé leur retraite jusqu’au dernier centime) ; de deux, Bégaudeau forcerait le trait. Il n’oublierait aucun détail de la panoplie. Mais il n’y est pour rien si le réel lui-même ressemble parfois à une image d’Epinal telle que celle-ci :

« Figurez-vous que Saint-Rémy c’est aussi là que Gérard l’a demandée en mariage. A la buvette du stade de foot, complète l’époux en dépoussiérant la bouteille remontée de la cave. L’alcool fait dire n’importe quoi, conclut-il en servant Jeanne qui d’un doigt l’arrête à mi-verre.

– Une heure après je regrettais déjà.

Pas autant que moi, enchaîne Maryvonne en sortant une boîte de dragées, cependant que Jacques s’applique au partage de la tarte aux fraises qui a bonne mine, Jeanne n’est pas mécontente de son choix. »

On ne pourra pas dire que cette scène ne peut avoir lieu puisque j’y étais ; c’était ailleurs, avec d’autres gens qui s’appelaient par d’autres prénoms, mais j’y étais quand même. En définitive, la seule question qui vaille, c’est : est-ce que c’est juste. Est-ce que c’est vrai. Est-ce que, à tel moment donné, les gens, des gens, ces gens font ça. Vivent comme ça. Disent ça. Mangent ça. Font ces gestes-là, manipulent ces objets de cette façon, occupent leur temps libre avec ces loisirs-là. Et quand on y était soi-même, on ne peut répondre que positivement à toutes ces questions.

La vie est un long flirt tranquille

Dans cette France-là, on s’enquiert davantage de la mauvaise santé de Pompidou que de celle de la Gauche Prolétarienne. On se met ensemble parce que la question ne se pose pas, on reste ensemble parce que c’est plus pratique, et on ne divorce pas (encore) parce que ça ferait des histoires.

Dans cette France-là, on s’enquiert davantage de la mauvaise santé de Pompidou que de celle de la Gauche Prolétarienne. On se met ensemble parce que la question ne se pose pas, on reste ensemble parce que c’est plus pratique, et on ne divorce pas (encore) parce que ça ferait des histoires. Même les infidélités se règlent à l’amiable, sans en faire des tonnes. On garde ses états d’âme pour soi. Début des années 70, la libération sexuelle vient d’avoir lieu quelque part, paraît-il. Alors oui, comme Jeanne et Jacques, on couche d’abord et on se marie ensuite, mais c’est pas vraiment nouveau. Et le jour du mariage est avant tout un problème de chaises qui manquent.

Jeanne est secrétaire de direction chez Michelin, Jacques est d’abord maçon puis paysagiste. Aux Inrocks on dit middle-class (en italiques), et je suppose que le dire en anglais ajoute à la catégorie une subtilité sociologique que « classe moyenne » ne permet pas de saisir. En tout cas il faut bien connaître celle-ci pour en faire un portrait aussi juste. On pense d’abord à Pialat, à « Passe ton bac d’abord » ou d’autres. Certains auraient sans doute préféré Rohmer. On parle mieux, chez Rohmer. On dialogue. Chez les Moreau, moins ; on se contente de parler. On dit : « Si on mange le pain du jour le lendemain du jour, on mange toujours du pain d’hier. Ce à quoi Jacques objecte que ben voyons. Jeanne et Jacques ont comme ça des débats. »

Tout est grâce

Il ne faut pas s’y tromper : il n’y a que de la tendresse pour ce couple de « duettistes » dont les amis connaissent « le numéro par coeur ». Et c’est à nouveau un prêtre qui, chez ce bernanosien de Bégaudeau, en circonscrit la forme : « L’amour prend patience, l’amour rend service, l’amour ne jalouse pas. Il ne s’emporte pas. Il n’entretient pas de rancune. Il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai. »

L’amour est, in fine, un bon instrument de mesure pour faire le point sur votre état émotionnel général. Sans même parler de la toute fin du roman, ne pas s’émouvoir de la conversation téléphonique entre Jeanne et Jacques, qui testent leur nouveau portable aux abords de la maison, aurait tendance à m’inquiéter pour vous. Je prescrirais pour ma part un peu de lecture, l’arrêt des réseaux sociaux, une semaine en pleine nature, ou une lettre de démission adressée à la RH de la boîte. Et une bonne dose d’amour, cela va de soi.

  • L’amour de François Bégaudeau, Verticales, août 2023

Crédit photo : Francesca Mantovani © Editions Gallimard.