Concert, performance, conférence, podcast radiophonique enregistré en live ? Avec DJ Set (sur) écoute, Mathieu Bauer et son équipe nous convient au théâtre 14 à un spectacle hybride, maturé dans les entrailles de la Pop…
DJ set (sur) écoute explore notre rapport au son, sous toutes ses formes : la limite si fine entre le bruit et la musique, entre le cri et le chant, ce moment subtil où le rythme vient ordonner et mettre en forme un chaos apparent de sons disparates. Pour cet immense territoire du son, le 20e siècle a été un siècle si passionnant : on pense à John Cage, toute la musique sérielle de Steve Reich qui incorpore des sons réels de la rue à New York, la musique bruitiste de Luigi Russolo… Il y a un peu de tout cela dans ce spectacle, les bruits de la modernité et le zapping radiophonique qui superpose bulletin d’informations et débris épars de musique. Le zapping et le DJ, deux avatars d’une modernité fragmentée où aucune forme ne subsiste, et où tout est nivelé dans une même soupe ? Il suffit de voir ce petit bijou d’inventivité et d’intelligence qu’est cet étrange spectacle pour se convaincre du contraire.
Il faut reconnaître le côté érudit de l’affaire : Mathieu Bauer et sa troupe n’hésitent pas à faire appel à des penseurs du phénomène sonore et musical pour accompagner leur traversée. Ils sont amenés sous forme d’une grande pile de livres cornés et marqués de post-its dès la première scène du spectacle, et seront comme des compagnons de route pour éclairer de place en place notre déambulation : Jankélévitch et sa troublante définition du charme, Peter Szendy et son analyse très stimulante du phénomène du « tube » musical, Nietzsche, Adorno… Erudit mais pas excluant, pointu seulement. Les auteurs sont lus en VO pour profiter de la musique de la langue, on rêve autour d’eux, de leurs hypothèses, des exemples qu’ils donnent. Et surtout, les comédiens-musiciens les convoquent avec un enthousiasme communicatif, si heureux de partager leurs découvertes et d’avancer un peu plus avec nous sur le chemin du son.
« Je ne sais pas siffler »
Le spectacle nous fait le bonheur de ne rien négliger : ni une autodérision très saine, ni une poésie bouleversante parfois, ni la qualité des interprètes tant musicale que théâtrale – une chanteuse lyrique, un percussionniste (Mathieu Bauer lui-même !), un guitariste, mais aussi des percussions buccales, du rock, du piano, de l’orgue, et bien sûr un DJ qui passe des vinyles (parfois avec des sons d’explosion et de trains !). Enfin une performance musicale non pas assumée par des comédiens qui chantent vaguement juste, mais prise au sérieux par des interprètes multitâches, qui passent d’un rôle à l’autre sans sourciller. Mention spéciale à la chanteuse Pauline Sikirdji qui plonge tête la première dans des Lieder ou des airs d’opéra, sur une simple injonction de ses partenaires de jeu.
Car c’est vraiment un jeu, m’a-t-il semblé, cette promenade apparemment sans direction entre différents codes : la fausse conférence, le concert classique et le concert rock avec leur gestuelle propre, la performance, la répétition, le cours d’histoire de la musique, le bœuf musical, le paysage sonore, le workshop artistique… Tout le spectacle se construit sur des ruptures, qui pourtant forment un ensemble étonnamment fluide, très bien équilibré, sans la moindre maladresse de rythme – ce qui serait certes un comble pour un tel sujet ! On joue, on cherche, on tâtonne et en même temps, quelque chose de plus global et profond se dessine, quelque chose qui a trait à des aspects très enfouis et secrets de notre sensibilité, l’air de rien.
Me, myself, I et la musique
« Was forderst du von der Musik ? Was fordert die Musik von dir ? » demande la fascinante Georgia Stahl dans son allemand chuintant de velours. Que demandes-tu, que réclames-tu à la musique ? Qu’est-ce qu’elle exige de toi ? Cette phrase répétée à plusieurs moments du spectacle comme un mantra semble être une sorte de colonne vertébrale : qu’est-ce que la musique et le son en général nous apportent, quels effets provoquent-ils sur nous ? Que demande-t-on à la musique : d’apaiser nos souffrances, de nourrir nos âmes sensibles, de traduire ce que nous ne pouvons pas dire ? « Parole, parole, parole… » martèle impitoyablement Dalida à un Alain Delon dépité. Et pourtant la musique nous convoque aussi, elle active certains leviers secrets de la mémoire, elle ouvre les vannes d’une émotion ignorée et incompréhensible. Elle fait s’agiter les pieds sans qu’on y prenne garde, en bonne servante du diable…
J’ai refusé les boules Quies qu’on nous distribue comme une blague pendant le spectacle, pensant que j’étais plus forte qu’Ulysse et que je voulais l’expérience tout entière, m’immerger dans la matière sonore. Je me suis bien fait prendre : quand Matthias Girbig commence à lancer tube après tube pour tenter de déstabiliser l’imperturbable Georgia Stahl, j’ai senti ce piège du tube, si efficace sur moi. Les jambes qui gigotent, la tête qui dodeline et la musique qui appelle irrésistiblement, comme le chant des sirènes – harmonie efficace, rythme entraînant, nostalgies fixées par un riff de guitare… L’accumulation d’un tube l’un après l’autre me grise complètement, car ils s’enchaînent comme le fait si bien le DJ sans la petite mort qui accompagne chaque fois la fin d’une musique qu’on aime. C’est bien cela, le DJ : celui qui fait écouter, qui ordonne l’écoute, et peut-être celui qui sait faire croire à l’illusion d’une ivresse sans fin, sans ce sentiment terrible du temps contenu dans la chanson qui se déploie et se referme, en nous laissant orphelins.
- DJ set (sur) écoute, un spectacle de Mathieu Bauer, au théâtre 14 jusqu’au 18 octobre